La voiture tourna pour emprunter une autre route.
Une fois au Marché aux Fleurs, parmi les éventaires devant lesquels se bousculait une foule affairée, il acheta des fleurs qu’il offrit aux deux femmes.
— Voilà la fête foraine ! fit-il en indiquant le fleuve près duquel les tentes étincelaient et les hologrammes tourbillonnaient.
Ils prirent le ferry du Marché aux Fleurs, ainsi qu’il l’avait espéré. C’était une toute petite plate-forme qui ne pouvait emporter qu’une seule voiture à la fois. Il jeta un coup d’œil en arrière au véhicule à chenilles contraint d’attendre sur la rive.
Ils atteignirent l’autre bord et se dirigèrent vers la fête. Beychaé bavardait, se remémorait les fêtes de sa jeunesse au bénéfice d’Ubrel Shiol.
— Merci pour les fleurs, monsieur Staberinde, fit la femme assise sur la banquette en face de lui en les portant à son visage pour s’imprégner de leur parfum.
— Tout le plaisir est pour moi.
Zakalwe se pencha, passa le bras devant Shiol, qui était assise entre eux, et tapota l’épaule de Beychaé pour attirer son attention sur une superstructure de manège qui tournoyait dans le ciel au-dessus des toits environnants. La voiture fit halte à un carrefour commandé par des feux de circulation.
Il passa à nouveau le bras devant Shiol, défit une fermeture à glissière avant qu’elle n’ait eu le temps de comprendre ce qui se passait et en sortit l’arme qu’il y avait repérée. Il jeta un regard au revolver et se mit à rire, comme s’il s’agissait d’une malencontreuse erreur, puis visa et tira dans la vitre qui les séparait de la tête de Mollen.
La vitre vola en éclats. Déjà il l’enfonçait à coups de pied et se propulsait vers le siège avant, une jambe tendue. Son pied traversa le verre en mille morceaux et frappa la tête du chauffeur.
La voiture fit un bond en avant, puis cala. Mollen s’effondra derrière le volant.
Le silence abasourdi des trois autres dura juste assez longtemps pour lui permettre de crier :
— Capsule, à moi !
En face de lui, la femme entra en mouvement ; sa main lâcha les fleurs et, se portant à sa ceinture, glissa dans un pli de sa robe. Il lui expédia un coup de poing dans la mâchoire et sa tête heurta violemment la partie intacte de la vitre, derrière elle. Puis il pivota et s’accroupit contre la portière tandis que la femme s’affalait, inconsciente, sur le sol à côté de lui et que les fleurs se répandaient dans tout l’arrière de la voiture. Il releva les yeux vers Beychaé et Shiol. Tous deux en étaient restés bouche bée.
— Changement de programme, leur dit-il en ôtant ses lunettes noires avant de les jeter sur le plancher.
Il les entraîna dehors. Shiol hurlait. Il la projeta contre l’aile arrière de la voiture.
Beychaé retrouva sa voix.
— Zakalwe, mais qu’est-ce que tu… ?
— Elle avait ça sur elle, Tsoldrin ! lui répondit-il en criant et en brandissant l’arme.
Ubrel mit à profit la seconde pendant laquelle l’arme ne fut plus braquée sur elle pour lui expédier un coup de pied qui visait sa tête. Il l’esquiva, laissa la jeune femme tourner sur elle-même puis lui assena une forte claque en travers du cou. Elle s’écroula. Les fleurs qu’il lui avait données roulèrent sous la voiture.
— Ubrel ! cria Beychaé d’une voix stridente en se laissant tomber à genoux aux côtés de la jeune femme. Zakalwe ! Que lui as-tu… ?
— Tsoldrin…, commença-t-il.
Mais à ce moment-là la portière s’ouvrit à la volée côté conducteur et Mollen se jeta sur lui. Tous deux traversèrent la route en titubant et tombèrent dans le caniveau ; le revolver lui échappa et glissa sur le revêtement en tournoyant.
Il se retrouva coincé contre le trottoir ; le chauffeur l’écrasait de son poids et lui empoignait les revers d’une main tandis que l’autre s’élevait au-dessus de sa tête ; le synthétiseur de voix se balança au bout de son cordon et un poing tout couturé de cicatrices vint à la rencontre de son visage.
Il feinta, se jeta de côté et bondit sur ses pieds au moment où le poing de Mollen entrait en contact avec les pavés du trottoir.
— Bonjour, fit l’appareil vocal de Mollen en tombant sur la route avec un bruit métallique.
Zakalwe voulut s’assurer sur ses jambes et lui décocher un coup de pied en pleine tête, mais il était déséquilibré. Mollen lui attrapa le pied de sa main valide. Il ne put se dégager qu’en pivotant sur lui-même.
— Ravi de faire votre connaissance, dit l’appareil en recommençant à se balancer tandis que Mollen se relevait en secouant la tête.
Il lança un nouveau coup de pied vers la tête du chauffeur.
— Qu’y a-t-il pour votre service ? fit la machine comme l’homme parait le coup et se ruait en avant.
Zakalwe plongea, dérapa sur le revêtement de la chaussée, fit une roulade et se retrouva debout.
Mollen lui faisait face ; il avait la gorge en sang. Il vacilla, puis parut se rappeler quelque chose et passa la main dans sa tunique.
— Je suis là pour vous aider, annonça l’appareil vocal.
Zakalwe se précipita et abattit son poing sur la tête de Mollen au moment où celui-ci se retournait en sortant un petit revolver de son vêtement. Trop loin du chauffeur pour s’en emparer, il pivota encore et lança un pied qui vint heurter l’arme, forçant l’autre à relever son poing. L’homme aux cheveux gris recula en chancelant et se frotta le poignet, l’air de souffrir.
— Je m’appelle Mollen. Je ne peux pas parler.
Il avait espéré que son coup ferait sauter l’arme de la main de son agresseur, mais il n’en fut rien. Alors il se rendit compte qu’il tournait le dos à Beychaé et à la jeune femme inconsciente ; tandis que Mollen pointait son arme sur lui, il resta un instant sur place à osciller de droite à gauche de sorte que le chauffeur, qui recommençait à secouer la tête, suivait le mouvement en balançant son arme.
— Ravi de faire votre connaissance.
Il plongea dans les jambes de Mollen. Et obtint le résultat escompté.
— Non, merci.
Ils s’écrasèrent sur le rebord du trottoir.
— Excusez-moi…
Il leva le poing dans l’intention de le frapper de nouveau à la tête.
— Pouvez-vous me dire où cela se trouve ?
Mais Mollen roula sur lui-même et son poing ne rencontra que le vide. Son adversaire se dégagea et faillit l’assommer d’un coup de tête. Il dut rentrer la tête dans les épaules et se cogna contre les pavés.
— Oui, s’il vous plaît.
La tête pleine d’éclairs lumineux, les oreilles carillonnantes, il écarta les doigts et les pointa vers l’endroit où, au jugé, devaient se trouver les yeux de Mollen. Il perçut un contact humide et le chauffeur hurla.
— Je ne peux vous répondre.
Il se remit d’un bond sur pied en se servant de ses deux mains et en profita pour expédier à Mollen une bonne ruade.
— Merci.
Son pied s’écrasa sur la tête de Mollen.
— Voulez-vous répéter, je vous prie ?
Mollen roula lentement dans le caniveau et ne bougea plus.
— Quelle heure est-il ? Quelle heure est-il ? Quelle heure est-il ?
Revenu sur le trottoir, Zakalwe se redressa tant bien que mal.
— Je m’appelle Mollen. Que puis-je pour vous ? Vous n’avez pas le droit d’entrer. Ceci est une propriété privée. Où allez-vous comme ça ? Arrêtez ou je tire. L’argent n’a pas d’importance. Nous avons des amis puissants. Pouvez-vous m’indiquer le téléphone le plus proche ? Tu vas voir si je vais te baiser plus fort, salope ; tiens, prends ça !