Zakalwe écrasa sous son pied le synthétiseur vocal.
— Graaap ! Absence de composants réparables par l’utilisât…
Une nouvelle pression du pied le fit taire définitivement.
Il regarda Beychaé qui, accroupi à côté de la voiture, tenait entre ses mains la tête d’Ubrel Shiol, posée sur ses genoux.
— Zakalwe ! Espèce de fou furieux ! cria-t-il d’une voix aiguë.
Zakalwe s’épousseta et regarda en direction de l’hôtel.
— Tsoldrin, énonça-t-il calmement. C’est un cas d’urgence.
— Qu’as-tu fait ?
Les yeux écarquillés, une expression atterrée au visage, Beychaé le regardait en hurlant ; ses yeux allèrent de la forme inerte de Shiol à celle de Mollen, puis firent un détour par les pieds immobiles et tout entourés de fleurs de la femme évanouie dans la voiture, avant de revenir se fixer sur la gorge de Shiol, qui portait déjà des marques de contusions.
Zakalwe leva les yeux vers le ciel et aperçut un petit point noir. Soulagé, il se retourna vers Beychaé.
— Ils allaient te tuer, lui dit-il. On m’a envoyé pour les en empêcher. Il nous reste environ…
Un bruit retentit derrière les immeubles qui leur cachaient le fleuve et le Marché aux Fleurs : une détonation suivie d’un chuintement. Les deux hommes regardèrent le ciel ; une explosion de lumière s’épanouit autour du point noir de plus en plus volumineux qui était en réalité la capsule, au bout d’une tige descendant derrière les bâtiments, en direction du Marché. La capsule traversa l’efflorescence incandescente qui suivit, parut s’ébranler, puis une lance lumineuse en partit et suivit le même chemin, comme pour y répondre.
Au-dessus du Marché aux Fleurs, le ciel s’embrasa ; la route tressauta sous leurs pieds, un craquement terriblement sonore se fit entendre sur la route et se répercuta sur les falaises qui surmontaient la ville construite en pente.
— Il nous restait environ une minute, reprit-il hors d’haleine, avant le départ. (La capsule, cylindre de ténèbres de quatre mètres de diamètre, descendit en piqué et heurta violemment le revêtement. Ses écoutilles s’ouvrirent et Zakalwe en retira un très gros fusil dont il manipula les réglages.) Maintenant, il ne nous reste plus rien du tout.
— Zakalwe ! proféra Beychaé d’une voix qu’il maîtrisait à nouveau. Serais-tu devenu fou ?
Une espèce de cri déchirant résonna dans le ciel de la ville, un peu plus loin au-dessus du canyon. Tous deux virent venir vers eux, à toute allure, un objet dont les formes élancées s’enflaient à mesure qu’il descendait dans les airs.
Zakalwe cracha dans le caniveau, leva le fusil à plasma, visa sa cible de plus en plus rapprochée et fit feu.
Un éclair lumineux sortit du canon et bondit vers le ciel. L’appareil volant émit une bouffée de fumée et s’écarta en virant, laissant derrière lui un sillage hélicoïdal de débris avant d’aller s’écraser plus bas dans le canyon avec un hurlement qui se mua bientôt en un roulement de tonnerre dont les échos se répandirent dans toute la ville.
Zakalwe reporta son regard sur le vieil homme.
— Quelle était la question, déjà ?
V
Le tissu noir de la tente était tendu au-dessus de lui, et pourtant il voyait le ciel au travers, un ciel d’un bleu dégradé, comme en plein jour, et lumineux aussi, mais également noir, puisqu’il percevait derrière tout ce bleu nonchalant une obscurité plus épaisse qu’à l’intérieur de la tente, une noirceur où brûlaient des soleils épars, infimes feux follets dans les déserts glacés, ténébreux et vides de la nuit.
Un sombre bouquet d’étoiles vint à sa rencontre, le cueillit doucement entre ses vastes doigts tel un fruit délicat et bien mûr. Dans cet engloutissement immense il se sentit en sécurité jusqu’au délire et vit alors que dans un instant – un seul instant, et au prix du plus dérisoire des efforts – il allait peut-être tout comprendre, sans en avoir aucun désir. Il avait l’impression qu’une sorte de formidable machinerie susceptible d’ébranler des galaxies entières et dissimulée en permanence sous la surface de l’univers venait d’établir une espèce de contact avec lui et l’éclaboussait de sa puissance.
Il était sous une tente. Assis en tailleur, les yeux fermés. Il y avait maintenant des jours et des jours qu’il était dans cette position. Il portait une robe ample, comme celles du peuple nomade. Son uniforme était soigneusement plié à un mètre derrière lui. Ses cheveux étaient coupés court, ses joues ombrées de barbe, et sa peau luisait de transpiration. Il avait parfois la sensation de se trouver à l’extérieur de lui-même et de contempler son propre corps, assis là, sur ces coussins, sous ce toit de tissu noir. Son visage était assombri par les poils qui en perçaient la peau ; mais par compensation il paraissait également plus clair sous l’effet de la sueur qui reflétait la lumière de la lampe et de la lueur tombant du trou ménagé dans le toit pour laisser s’échapper la fumée. Cette symbiose contradictoire, cette concurrence provoquant la stase l’amusaient. Il réintégrait son corps, ou bien s’en éloignait davantage, pénétré d’une sensation de justesse au plus profond des choses.
L’intérieur de la tente était sombre et empli d’une atmosphère pesante, à la fois suave et confinée ; lourde de parfum, chargée de fumée d’encens. Tout ici était suave, profus, abondamment orné ; les tentures étaient épaisses, tissées d’innombrables couleurs ainsi que de fils de métal précieux. Le tapis évoquait un champ de blés dorés, les coussins rembourrés et parfumés et les couvertures au moelleux langoureux composaient un paysage aux motifs fabuleux sous les sombres ondulations du toit. Des encensoirs miniatures fumaient paresseusement et de petites bassinoires gisaient çà et là, éteintes ; des boîtes à feuilles-de-rêve, des calices de cristal, des coffrets incrustés de pierres précieuses et des livres à fermoir métallique étaient disséminés de part et d’autre du paysage de tissu mouvant comme autant de temples scintillant sur la plaine.
Mensonges. La tente était nue et il était assis sur un sac bourré de paille.
La fille le regarda bouger. C’était un mouvement hypnotique, à peine perceptible tout d’abord, mais, une fois qu’on l’avait vu, une fois que l’œil s’y était accoutumé, il devenait parfaitement évident et tout à fait fascinant. Il remuait à partir de la taille, en rond, ni vite ni lentement, sa tête décrivant un cercle aplati. La fille compara ce mouvement à celui de la fumée, parfois, lorsqu’elle commence à se tordre en s’élevant vers le toit d’une tente. Les yeux de l’homme semblaient compenser cette rotation subtile et ininterrompue et amorcer de petits frémissements derrière ses paupières brun-rose.
La tente était juste assez haute pour que la fille s’y tînt debout. Elle était plantée à un carrefour, en plein désert, là où deux pistes venaient se croiser sur l’océan de sable. Autrefois, il y aurait eu là un bourg, voire une ville, mais le point d’eau le plus proche se trouvait à trois jours de là. La tente était dressée à cet endroit depuis quatre jours et y resterait encore deux, peut-être trois jours, selon le temps que l’homme passerait encore endormi sous l’influence des feuilles-de-rêve. Elle prit une cruche sur un petit plateau et emplit d’eau une coupe. Puis elle s’approcha de lui, porta le récipient à ses lèvres, plaça une main sous son menton et l’inclina précautionneusement.
L’homme but sans interrompre son mouvement. Puis, après avoir bu la moitié de l’eau de la coupe, il se détourna. Elle prit un linge et lui tamponna le visage afin d’en éponger un peu la sueur.
Élu, se disait-il. Élu, Élu, Élu. Une longue route menant à un lieu étrange. Guidé l’Élu à travers le désert brûlant et les tribus démentes peuplant les terres mortes, vers les prairies luxuriantes et les flèches étincelantes du Palais Parfumé juché sur la falaise. Il avait bien droit à un peu de repos.