Ils avaient également dû être touchés par une arme à effecteur de type rudimentaire, car le fusil à plasma semblait avoir fondu. Coincé entre sa combinaison et l’enveloppe de la capsule, le fusil s’était trouvé protégé de ce qui avait détruit la capsule proprement dite, mais il était devenu tout chaud et s’était mis à fumer ; quand ils avaient fini par toucher terre – Beychaé secoué mais indemne – et qu’il en avait ouvert les volets de maintenance, Zakalwe avait trouvé à l’intérieur une espèce d’amalgame fondu encore tiède.
S’il lui avait fallu un peu moins de temps pour convaincre Beychaé, peut-être… S’il s’était contenté d’assommer le vieux et de garder les palabres pour plus tard… Il avait mis trop de temps, et il leur en avait laissé trop. Chaque seconde aurait dû compter. Chaque milliseconde, chaque nanoseconde, bon sang ! Oui, beaucoup trop de temps.
— Ils vont te tuer ! avait-il hurlé. Ils te veulent soit de leur côté, soit dans la tombe. La guerre va bientôt éclater, Tsoldrin ; si tu ne te ranges pas dans leur camp, il va t’arriver malheur. Ils ne te permettront pas de rester neutre !
— C’est de la folie, répéta Beychaé en enserrant dans ses mains la tête d’Ubrel Shiol. (Les lèvres de la jeune femme laissaient échapper un filet de salive.) Tu es fou, Zakalwe ; complètement fou.
Sur ce, il se mit à pleurer.
Il s’approcha du vieil homme, mit un genou en terre et lui montra l’arme qu’il avait prise à Shiol.
— Tsoldrin, pourquoi crois-tu qu’elle ait eu cela sur elle ? (Il posa la main sur l’épaule de son aîné.) Tu ne l’as donc pas vue faire quand elle a voulu me lancer ce coup de pied ? Tsoldrin, les bibliothécaires… les documentalistes… ne réagissent pas ainsi. (Il arrangea le col de la jeune femme.) Elle faisait partie de tes geôliers, Tsoldrin ; et c’est probablement elle qui t’aurait exécuté. (Il passa la main sous la voiture, en retira le bouquet de fleurs et les déposa délicatement sous la tête de la blonde avant d’en détacher les mains de Beychaé.) Tsoldrin, reprit-il, il faut partir maintenant. Elle s’en remettra.
Il disposa les bras de Shiol de manière plus naturelle. Comme elle était couchée sur le côté, elle ne risquait pas de s’étouffer. Puis il passa précautionneusement les mains sous les aisselles du vieillard et le remit lentement sur pied. Les paupières d’Ubrel Shiol s’ouvrirent ; elle aperçut les deux hommes qui se tenaient devant elle, murmura quelque chose et glissa une main sous sa nuque. Déséquilibrée par son étourdissement, elle entreprit de rouler sur elle-même ; la main réapparut, serrant entre ses doigts un petit objet cylindrique évoquant un stylo. Zakalwe sentit son compagnon se raidir ; la fille releva les yeux et, tout en tombant vers l’avant, essaya de viser la tête de Beychaé avec son laser miniature.
Ce dernier scruta ses yeux sombres au regard encore un peu vague, par-dessus l’extrémité du stylo laser, et ressentit une sorte de désorientation horrifiée. La fille s’efforçait de trouver une position stable afin de ne pas le rater. De ne pas me rater, songea-t-il. Pas Zakalwe, moi. Moi !
— Ubrel…, commença-t-il.
La fille retomba en arrière, vaincue par un évanouissement mortel.
Beychaé gardait les yeux obstinément baissés sur son corps gisant, inerte, sur la route. Puis il entendit prononcer son nom et sentit qu’on le tirait par la manche.
— Tsoldrin… Tsoldrin… Allez, viens, Tsoldrin.
— Zakalwe, c’était moi qu’elle visait, pas toi !
— Je sais, Tsoldrin.
— C’était moi qu’elle visait !
— Je sais. Viens maintenant, voilà la capsule.
— C’était moi…
— Oui, oui, je sais. Entre là-dedans.
Debout sur une pierre plate au faîte d’une petite montagne entourée de sommets presque aussi hauts qu’elle et tous tapissés de forêts, il regardait les nuages gris filer au-dessus de sa tête. Il embrassa d’un regard vindicatif les flancs boisés et les curieux piliers et autres socles de pierre qui jalonnaient le sommet aplati. Le spectacle de pareils horizons lui donnait le vertige, après tout ce temps passé dans la cité-canyon. Il tourna le dos au panorama et retourna en zigzaguant entre les tas de feuilles mortes jusqu’à l’endroit où était assis Beychaé, à côté du fusil à plasma calé contre une grosse pierre ronde. La capsule se trouvait à une centaine de mètres de là, sous les arbres.
Il ramassa le fusil pour la cinq ou sixième fois et se remit à l’examiner.
Cela lui donnait envie de pleurer ; une si belle arme ! Chaque fois qu’il la reprenait en main, il espérait qu’elle se serait réparée, que la Culture l’avait équipée d’un quelconque dispositif d’autoréparation sans l’en informer, que les dégâts auraient disparu…
Le vent se mit à souffler ; les feuilles s’éparpillèrent. Il secoua la tête, exaspéré. Engoncé dans son pantalon matelassé et sa veste longue, Beychaé tourna la tête vers lui.
— Cassé ? s’enquit le vieil homme.
— Cassé.
L’irritation se peignit sur ses traits ; il agrippa l’arme par le canon, des deux mains, et la fit tournoyer au-dessus de sa tête. Puis il la lâcha, et elle s’enfonça sans cesser de tourbillonner dans les arbres qui poussaient à leurs pieds, avant de disparaître dans un bruissement de feuillages dérangés.
Il s’assit à côté de Beychaé.
Plus de fusil à plasma, plus qu’un seul pistolet. Une seule et unique combinaison, et sans doute aucun moyen d’utiliser ses fonctions anti-g sans révéler immédiatement leur position. Capsule détruite, pas trace du module, silence total du côté de sa boucle d’oreille-terminal et de la combinaison proprement dite… Bref, une jolie pagaille. Il jeta un coup d’œil aux signaux radio que captait la combinaison : sur l’écran de poignet, un programme diffusant les grands titres de l’actualité ; aucune nouvelle en provenance de Solotol. Mais un compte rendu des conflits isolés qui sévissaient de part et d’autre de l’Amas.
Beychaé regardait lui aussi le petit écran.
— Nous permet-il de savoir si on nous recherche ? demanda-t-il.
— Seulement si la nouvelle est annoncée dans les bulletins. Mais les informations d’ordre militaire sont certainement diffusées sur un autre canal ; il y a peu de chances pour que nous interceptions une de leurs transmissions. (Il regarda les nuages.) Nous en serons probablement informés sous peu de manière plus directe.
— Je vois, fit Beychaé qui baissa les yeux sur les dalles, fronça les sourcils puis déclara : Je crois savoir où nous nous trouvons, Zakalwe.
— Ah oui ? répondit l’autre sans grand enthousiasme.
Il posa les coudes sur ses genoux puis son menton au creux de ses mains et contempla, au-delà des plaines boisées, les collines qui ondulaient à l’horizon.
— J’ai réfléchi, reprit Beychaé en hochant la tête. Il me semble qu’il s’agit de l’Observatoire de Srometren, dans la forêt de Deshal.
— Et c’est à quelle distance de Solotol ?
— Oh, ça se trouve sur un autre continent. Je dirais au moins deux mille kilomètres.
— À la même latitude, constata l’autre d’un ton morne en levant les yeux vers les cieux gris froid.
— Approximativement, oui, si je ne me trompe pas.