— Et qui commande, ici ? Sous quelle juridiction est placé cet endroit ? La même bande que Solotol, les Humanistes ?
— Les mêmes, oui. (Beychaé se leva, brossa le fond de son pantalon et examina les curieux instruments de pierre qui recouvraient le dallage du sommet aplati.) L’Observatoire de Srometren ! fit-il. Quelle ironie, alors que nous étions justement en route pour les étoiles !
— Ce n’est sans doute pas tout à fait un hasard, répliqua Zakalwe en ramassant une brindille qui lui servit à tracer des formes imprécises dans la poussière, entre ses pieds. Il est célèbre, cet endroit ?
— Je comprends ! répondit Beychaé. Il fut pendant cinq cents ans le centre de la recherche astronomique au sein de l’ancien empire Vréhid.
— Il se trouve sur un itinéraire touristique ?
— Naturellement.
— Alors, il y a certainement dans les parages une balise destinée à guider les avions. La capsule a pu se repérer sur elle lorsqu’elle s’est rendu compte qu’elle ne fonctionnait plus correctement. Nous n’en serons que plus facilement repérables. (Il leva les yeux au ciel.) Par les uns comme par les autres, malheureusement.
Il secoua la tête et se remit à dessiner dans la poussière avec sa brindille.
— Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? s’enquit Beychaé.
— On attend de voir qui va pointer son nez, répondit Zakalwe en haussant les épaules. Comme je n’arrive pas à faire marcher mon matériel de communication, on ne peut pas savoir si la Culture est ou non au courant de ce qui nous est arrivé… Si ça se trouve, le Module fait toujours route vers nous, ou bien la Culture nous envoie carrément un de ses vaisseaux stellaires ; mais c’est plus probablement tes petits copains de Solotol qui débarqueront les premiers… Il haussa à nouveau les épaules, puis jeta sa brindille et s’adossa à la pierre derrière lui en regardant vers le ciel. Peut-être sont-ils en ce moment même en train de nous observer.
Beychaé leva les yeux à son tour.
— À travers les nuages ?
— Oui, à travers les nuages.
— Mais alors, est-ce que tu ne devrais pas te cacher ? T’enfuir par les bois ?
— Peut-être, en effet.
Beychaé contempla son ami assis à ses pieds.
— Où pensais-tu m’emmener dans l’hypothèse où nous aurions réussi à partir ?
— Dans le système d’Impren. Il y a là-bas des Habitats spatiaux qui restent sinon neutres, du moins un peu plus hostiles à la guerre que ce monde-ci.
— Tes… supérieurs croient-ils vraiment la guerre si proche, Zakalwe ?
— Oui, soupira ce dernier. (La visière de son casque était rabattue vers l’arrière ; après un second coup d’œil vers le ciel, il enleva carrément le casque. Il passa une main sur son front puis dans ses cheveux ramenés en arrière et, libérant sa queue de cheval du petit anneau qui la retenait, secoua la tête pour dénouer sa longue chevelure brune.) Cela prendra peut-être dix jours, peut-être cent, mais cela viendra, reprit-il avec un mince sourire à l’adresse de Beychaé. Pour les mêmes raisons que la dernière fois.
— Je croyais que, grâce à l’argument écologique, nous avions eu le dernier mot dans le débat contre la terraformation.
— En effet, mais les temps changent ; les gens changent, les générations changent. Par exemple, nous avons gagné la bataille pour la reconnaissance de l’intelligence artificielle en tant que telle, mais tout indique que la question a été tournée par la suite ; les gens disent maintenant : d’accord, les machines sont conscientes de leur propre existence, mais il n’y a que la conscience humaine qui compte. De toute façon, les gens n’ont guère besoin de prétextes pour considérer les autres espèces comme inférieures.
Beychaé ne répondit pas tout de suite. Puis, au bout d’un moment, il dit :
— Zakalwe, t’est-il jamais venu à l’esprit que sur toutes ces questions la Culture n’était peut-être pas aussi désintéressée que tu l’imagines, et qu’elle le prétend ?
— Non, je n’y avais jamais pensé, répondit l’autre.
Toutefois, Beychaé eut l’impression qu’il n’avait pas suffisamment réfléchi avant de répondre.
— Elle veut que tout le monde soit comme elle, Chéradénine. Puisqu’elle ne terraforme pas, elle essaie d’en empêcher les autres. Il existe des arguments en faveur de la terraformation, tu sais ; les gens préfèrent souvent l’augmentation de la diversité des espèces à la préservation des déserts, même sans prendre en considération l’espace habitable supplémentaire. Comme la Culture est profondément convaincue que les machines sont des créatures conscientes, elle pense que ce devrait être le cas de tout le monde ; mais à mon avis elle juge également que toute civilisation doit être gouvernée par ses machines. Beaucoup plus rares sont les gens qui souhaitent cela. La question de la tolérance en matière de mélange des espèces est d’une tout autre nature, je te l’accorde, mais même dans ce cas la Culture semble parfois beaucoup insister pour que la mixité interraciale soit non seulement permise, mais également souhaitable. Presque un devoir. Là encore, qui peut dire si elle a raison ?
— Alors on devrait faire la guerre pour quoi ? Pour purifier l’atmosphère ? fit Zakalwe en inspectant le casque de sa combinaison.
— Non, Chéradénine. J’essaie simplement de te montrer que la Culture n’est peut-être pas aussi objective qu’elle le croit et que, si ça se trouve, dans ce cas ses estimations concernant la probabilité d’une guerre sont tout aussi peu dignes de confiance.
— Des conflits ont déjà éclaté sur une dizaine de planètes, Tsoldrin. Les gens évoquent le sujet en public, qu’il soit question d’éviter la guerre, d’en limiter la portée ou de dire que la chose est impossible… C’est pour bientôt. Je le sens. Tu devrais écouter les informations, Tsoldrin. Comme ça tu saurais.
— Très bien, mettons que la guerre soit inévitable, répliqua Beychaé en reportant son regard sur les plaines boisées et les collines visibles derrière l’Observatoire. Peut-être est-ce simplement que… le moment est venu.
— Foutaises, lança Zakalwe. (L’autre le regarda, surpris.) « La guerre est une longue falaise », dit le proverbe. On peut faire un détour pour l’éviter tout à fait, en longer le sommet aussi longtemps qu’on en a le courage, on peut même choisir de sauter, et, si on ne fait qu’une courte chute avant d’être arrêté par un rebord, on peut toujours regagner le sommet en grimpant tant bien que mal. Sauf dans le cas de l’invasion pure et simple, il existe toujours des choix, et même dans ce cas on trouve toujours un détail oublié – un choix qu’on n’a pas fait à temps – grâce auquel on aurait pu éviter l’invasion. Vous aussi, vous disposez encore de choix. Il n’y a rien d’inévitable là-dedans.
— Zakalwe, fit Beychaé, tu me surprends. J’aurais cru…
— … que je serais pour la guerre ? (Un petit sourire triste aux lèvres, il se leva et posa une main sur l’épaule de son ami.) Tu t’es trop longtemps enseveli dans les livres, Tsoldrin.
Il s’éloigna en direction des instruments de pierre. Beychaé contempla le casque de la combinaison, que l’autre avait abandonné sur les dalles. Il lui emboîta le pas.
— Tu as raison, Zakalwe. Je suis en dehors du coup depuis longtemps. Je ne connais même pas le nom de la moitié de nos dirigeants actuels, ni quels sont les problèmes qui se posent, sans parler de l’équilibre précis des différentes alliances… La Culture ne peut donc pas être… désespérée au point de croire que je puisse, moi, changer le cours des événements. Si ?
Zakalwe fit volte-face et regarda Beychaé droit dans les yeux.