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— Tsoldrin, la vérité est que je l’ignore. Ne crois pas que je n’y aie pas réfléchi. Peut-être est-ce le symbole en toi qu’ils jugent susceptible d’exercer une influence déterminante ; les différents camps cherchent peut-être désespérément une excuse pour ne pas se battre ; cette excuse, ce pourrait être toi si tu débarquais, non contaminé par les récents événements, comme si tu revenais d’entre les morts, porteur d’un compromis qui permette à chacun de sauver la face. Ou alors, la Culture considère en secret qu’un conflit limité n’est peut-être pas une si mauvaise idée ; si ça se trouve, elle a parfaitement conscience de ne rien pouvoir faire pour empêcher la guerre totale, mais elle veut qu’on la voie prendre des initiatives, même désespérées, pour qu’on ne puisse pas dire plus tard : « Pourquoi n’avez-vous pas tenté ceci ou cela ? » (Zakalwe haussa les épaules.) Je ne cherche jamais à percer les intentions cachées de la Culture, Tsoldrin, et encore moins celles de Contact ; quant à Circonstances Spéciales, c’est tout simplement hors de question.

— Tu te contentes d’exécuter leurs ordres.

— Et je suis fort bien payé pour le faire.

— Mais tu es certain de faire le bien, n’est-ce pas, Chéradénine ?

Ce dernier sourit et s’assit sur un socle de pierre en laissant pendre ses jambes.

— Je suis incapable de dire si mes employeurs font partie des bons ou des méchants, Tsoldrin. Tout ce que je sais, c’est qu’ils semblent être du côté des bons, mais qui peut garantir que les apparences ne sont pas trompeuses ? (Il fronça les sourcils et détourna les yeux.) Je ne les ai jamais vus se montrer cruels, même en prétendant à juste titre agir pour la bonne cause. Parfois, on les trouve un peu froids. (Nouveau haussement d’épaules.) Mais il y aura des gens pour te dire que ce sont les mauvais dieux qui ont le plus beau visage et la voix la plus douce. Et merde, acheva-t-il en sautant de sa table de pierre. (Il alla se tenir près de la balustrade qui courait sur tout un côté de l’ancien observatoire et fixa l’endroit où le ciel commençait à rougeoyer, juste au-dessus de l’horizon.) Ils tiennent leurs promesses et ils paient bien. Ce sont de bons employeurs, Tsoldrin.

— Ça ne veut pas dire qu’on doive les laisser décider de notre destin.

— Tu préférerais que ce soient ces tarés de la Gouvernance qui s’en chargent ?

— Au moins ceux-là sont-ils directement impliqués, Zakalwe ; pour eux, il ne s’agit pas d’un simple jeu.

— Oh, mais moi je crois que si ! À mon avis, c’est exactement ainsi qu’ils voient la chose. La différence est que, contrairement aux Mentaux de la Culture, ils sont trop ignorants pour comprendre qu’il faut toujours prendre les jeux au sérieux. (Zakalwe prit une profonde inspiration et regarda à ses pieds les branches se balancer dans le vent.) Tsoldrin, ne me dis pas que tu es avec eux.

— Avec eux, contre eux… Ça n’a jamais été bien clair. Nous disions tous vouloir ce qu’il y avait de mieux pour l’Amas et je crois que, pour la plupart, nous étions sincères. Cela reste notre but. Mais quelle est la bonne méthode pour y parvenir ? Je me dis parfois que je sais trop de choses, que j’ai trop étudié, trop appris, trop retenu. D’une certaine manière, tout cela s’annule ; c’est un peu comme une poussière qui se déposerait sur… sur ces mécanismes internes – quels qu’ils soient – qui nous poussent à agir, et qui exercerait partout la même pression : d’un côté comme de l’autre, toujours on discerne le bien comme le mal, toujours il existe des arguments, des précédents pour ou contre telle ou telle attitude possible… Si bien qu’en définitive personne ne fait rien. Peut-être est-ce préférable, d’ailleurs ; peut-être est-ce là ce que requiert l’évolution : laisser la place aux jeunes dont l’esprit n’est pas encore encombré de tout cela, et à ceux qui n’ont pas peur d’agir.

— D’accord, il règne un certain équilibre. C’est la même chose dans toutes les sociétés : partout cohabitent, d’une part, une jeunesse pleine d’ardeur, et d’autre part la vieillesse qui calme le jeu. C’est un système qui se met en place progressivement, au fil des générations ou par l’intermédiaire des institutions, de leurs changements, voire de leurs chambardements ; mais la Gouvernance, les Humanistes, ces gens-là allient ce qu’il y a de pire dans ces deux approches. Des idées vieillottes, pernicieuses et discréditées depuis longtemps, appuyées par une manie de la guerre parfaitement adolescente. Tout ça c’est de la merde, Tsoldrin, et tu le sais très bien. Tu as bien mérité de prendre du bon temps ; personne ne remet cela en question. Mais ça ne t’empêchera pas de te sentir coupable quand – et non si – les choses tournent mal. Tu détiens le pouvoir, Tsoldrin, que cela te plaise ou non, tu ne vois donc pas que le simple fait de rester inactif constitue déjà une prise de position ? Que valent toutes tes recherches, tout ce que tu apprends, que vaut tout ton savoir s’il ne te mène pas à la sagesse ? Et qu’est-ce que la sagesse sinon voir ce qui est juste, savoir où est son devoir ? Tu es presque un dieu pour les membres de cette civilisation, Tsoldrin ; encore une fois, que tu le veuilles ou non, il en est ainsi. Si tu ne fais rien… ils se sentiront abandonnés. Ils verseront dans le désespoir. Et comment les en blâmer ?

Il eut un geste résigné, puis reposa les deux mains sur le parapet et plongea son regard dans les cieux de plus en plus sombres. Beychaé garda le silence.

Zakalwe lui accorda un temps de réflexion supplémentaire puis, embrassant du regard la plate-forme de pierre qui formait le sommet de la colline, lui dit :

— Un observatoire, tu dis ?

— Oui, répondit Beychaé après un moment d’hésitation. (Il effleura de la main un des socles.) On pense qu’il s’agissait d’un site funéraire il y a quatre ou cinq mille ans, puis que l’endroit a pris une quelconque signification astrologique ; plus tard, on dit que des éclipses ont été prédites à partir d’observations faites ici. Enfin, les Vréhids ont construit cet observatoire pour étudier le mouvement des lunes, des planètes et des étoiles. On y trouve des clepsydres, des cadrans solaires, des sextants, des cadrans planétaires… des planétariums partiellement reconstitués, ainsi que des sismographes sommaires, ou du moins certains dispositifs destinés à indiquer la direction que prennent les tremblements de terre.

— Et des télescopes, aussi ?

— De piètre qualité, et seulement pendant la dizaine d’années qui a précédé la chute de l’Empire. Les observations obtenues grâce à ces télescopes leur ont causé beaucoup de problèmes : elles étaient en contradiction avec tout ce qu’ils savaient déjà, ou croyaient savoir.

— Ça ne m’étonne pas. Et ça, c’est quoi ?

L’un des socles supportait une grande coupe en métal rouillé pourvue d’un axe central pointu.

— Une boussole, je pense, répondit Beychaé. Elle fonctionne sur le principe des champs, ajouta-t-il en souriant.

— Et ça ? On dirait une souche d’arbre. (Il désigna un cylindre massif et grossièrement taillé, orné de cannelures superficielles, qui faisait un mètre de haut sur deux de diamètre. Il en tapota le rebord.) Hmm… de la pierre.

— Ah ! fit Tsoldrin en venant le rejoindre auprès du cylindre. Ma foi, si c’est bien ce que je pense… À l’origine, il s’agissait simplement d’une souche d’arbre, naturellement… (Il passa la main sur la pierre, et ses yeux firent le tour de l’objet.) Fossilisée depuis longtemps. Pourtant, regarde : on distingue toujours la trace des anneaux du bois.

Zakalwe se pencha et, à la lueur du crépuscule, observa la pierre grise. Les anneaux de croissance de cet arbre mort depuis bien longtemps étaient effectivement visibles. Il s’approcha encore et, ôtant l’un des gants de sa combinaison, caressa du bout des doigts la surface du cylindre. Une érosion différente du bois-devenu-pierre avait rendu les anneaux tangibles : ses doigts en sentaient les crêtes infimes courir sous la surface telles les empreintes digitales de quelque puissant dieu de pierre.