— Toutes ces années, souffla-t-il en caressant la pierre depuis le centre de la souche, qui avait été le tronc du tout jeune arbre, jusqu’à la circonférence.
Beychaé se taisait.
À chaque année son anneau, signalant par le biais des intervalles les mauvaises années et les bonnes, et chaque anneau complet, scellé, hermétique. Chaque année était un fragment de sentence, chaque anneau un boulet enchaîné au passé, un mur, une prison. Une sentence incrustée dans le bois, puis enchâssée dans la pierre, deux fois figée, deux fois prononcée, d’abord à une peine d’une durée inimaginable, puis à une autre peine d’une durée inimaginable. Il suivit du doigt les murs que dessinaient les anneaux, un doigt d’une sécheresse de papier caressant le relief de la pierre.
— Ce n’est qu’un couvercle, dit Beychaé qui, accroupi de l’autre côté du cylindre, cherchait quelque chose sur le flanc de la grosse souche de pierre. Il devrait y avoir… Ah ! Nous y voilà. Bien sûr, je n’espère pas que nous arriverons à le soulever…
— Comment ça, un couvercle ? interrogea Zakalwe en remettant son gant et en faisant le tour pour aller rejoindre son ami. Le couvercle de quoi ?
— Une espèce de puzzle auquel jouaient les Astronomes Impériaux lorsque les conditions d’observation étaient défavorables. Tiens, tu vois cette poignée ?
— Donne-moi une seconde, répondit Zakalwe, Recule d’un pas, veux-tu ?
Beychaé s’exécuta.
— Normalement, cela requiert quatre hommes forts, Zakalwe.
— Ma combinaison a plus de force que quatre hommes, encore que je risque d’avoir des problèmes d’équilibrage… (Il trouva sur la pierre les deux poignées prévues à cet effet.) Contrôle combi : puissance au maxi normal.
— Il faut que tu lui parles ? s’enquit Beychaé.
— Oui.
Il fléchit les jambes et la dalle de pierre se souleva d’un côté ; un petit nuage de poussière naissant sous la semelle d’une des bottes de sa combinaison annonça qu’un caillou pris au piège venait d’abandonner la lutte.
— Avec celle-là, il faut parler ; il y en a d’autres où il suffit de penser, mais… (il attira à lui une extrémité de la dalle en tendant simultanément une jambe pour déplacer son centre de gravité) mais ça ne m’a jamais beaucoup plu.
Il tint au-dessus de sa tête le pesant couvercle de pierre de la souche fossilisée, puis se dirigea d’un pas mal assuré vers une autre table de pierre, accompagné par des craquements et des projections de gravier sous ses pas. Il se baissa, fit glisser la dalle jusqu’à ce qu’elle repose entièrement sur la table et rebroussa chemin. Il commit l’erreur de vouloir frapper dans ses mains, et produisit ce faisant un son évoquant un coup de fusil.
— Oups ! fit-il en souriant. Contrôle combi : arrêt puissance. (Là où s’était trouvé jusqu’alors le couvercle de pierre apparaissait à présent un cône évidé. Il avait l’air sculpté dans la souche elle-même. En y regardant de plus près, Zakalwe se rendit compte qu’il était fileté d’arêtes, anneau après anneau.) Pas mal, fit-il, légèrement déçu.
— Tu ne l’observes pas comme il faut, Chéradénine, lui dit Beychaé. Approche-toi encore.
Il obtempéra.
— Aurais-tu par hasard sur toi quelque chose de très petit et de forme sphérique ? Un… roulement à billes, par exemple.
— Un roulement à billes ? interrogea l’autre avec une expression peinée.
— Oui, vous n’en utilisez donc pas ?
— Sache que dans la plupart des sociétés les roulements à billes ne survivent pas longtemps à l’apparition des supraconducteurs à haute température, sans parler de la technologie des champs. Sauf si on fait dans l’archéologie industrielle et qu’on cherche à remettre en marche une machine antédiluvienne. Donc, la réponse est non ; je n’ai pas sur moi de roulement à billes… (Il s’interrompit et examina de très près le centre de l’orifice en forme de cône.) Il y a des encoches.
— Tout juste, confirma Beychaé, un sourire aux lèvres.
Zakalwe se redressa et considéra le cône fileté dans son ensemble.
— Mais… c’est un labyrinthe !
Un labyrinthe. Il y en avait eu un dans le jardin. Au fil des ans, ils en avaient épuisé le charme et avaient fini par en connaître tous les recoins ; ils s’en servaient seulement quand des enfants qu’ils n’aimaient pas venaient passer la journée dans la grande maison. Ils s’y perdaient et y restaient des heures.
— C’est cela, acquiesça Beychaé. Ils commençaient avec de petites perles colorées ou de petits cailloux, et devaient arriver jusqu’au bord. (Il s’approcha à son tour.) On dit qu’il y aurait eu moyen d’en faire un jeu en traçant des lignes qui divisent chaque anneau en segments ; une série de petits ponts et des morceaux de bois jouant le rôle de cloisons pouvaient soit faciliter la progression du joueur, soit bloquer celle de son adversaire. (Beychaé se rapprocha encore et contempla l’objet en plissant les yeux sous la lumière déclinante.) Hmm… La peinture a dû s’effacer.
Zakalwe observa les centaines de crêtes minuscules qui hérissaient la surface du cône en creux (on dirait la maquette d’un immense volcan, songea-t-il) et sourit. Puis il soupira, jeta un coup d’œil à l’écran enchâssé dans la manchette de sa combinaison et essaya encore une fois le signal d’alarme. Toujours pas de réponse.
— Tu essaies de contacter la Culture ?
— Mmm, fit-il en reportant son attention sur le dédale pétrifié.
— Que t’arrivera-t-il si la Gouvernance nous trouve ? s’enquit Beychaé.
— Oh, répondit Zakalwe en haussant les épaules avant de retourner à la balustrade où tous deux s’étaient tenus un peu plus tôt, sans doute pas grand-chose. Il est peu probable qu’ils se contentent de me faire sauter la cervelle ; non, ils voudront m’interroger. Ce qui devrait donner à la Culture tout le temps dont elle a besoin pour me tirer de ce mauvais pas. Qu’elle négocie ou qu’elle m’enlève purement et simplement. Ne t’en fais donc pas pour moi. (Il sourit à son vieil ami.) Dis-leur que je t’ai enlevé de force. Je raconterai que je t’ai assommé et fourré dans la capsule. Ne te fais pas de souci ; ils te laisseront probablement retourner tout droit à tes chères études.
— Ma foi, répondit l’autre en venant le rejoindre devant le parapet, les recherches en question constituaient un édifice fragile, Zakalwe ; elles maintenaient à un niveau constant un désintérêt que j’avais soigneusement calculé. Il ne sera peut-être pas si facile de les reprendre, après la violente exubérance de ton… intervention.
— Ah ! (Il s’efforça de ne pas sourire et regarda les arbres, puis les gants de sa combinaison, comme pour s’assurer que tous les doigts étaient bien là.) Ouais. Bon, écoute, Tsoldrin… Je suis désolé… Pour ton amie Ubrel Shiol, je veux dire.
— Pas autant que moi, répondit doucement Beychaé, qui eut un sourire hésitant. J’étais heureux, Chéradénine. Je n’avais pas ressenti cela depuis… Eh bien, depuis trop longtemps. (Tous deux restèrent un instant silencieux à regarder le soleil sombrer derrière les nuages.) Tu es sûr qu’elle était des leurs ? Je veux dire, absolument sûr ?
— Sans doute possible, Tsoldrin. (Il crut voir briller une larme dans les yeux du vieil homme et détourna son regard.) Je te le répète : je suis vraiment navré.
— J’espère, fit l’autre, qu’il existe d’autres façons de rendre les vieux heureux… que pour nous, le bonheur peut être autre chose que le fruit de la tromperie.