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— Il n’y avait peut-être pas que cela. Et, quoi qu’il en soit, la vieillesse n’est plus ce qu’elle était ; je suis vieux moi-même, lui rappela-t-il.

Beychaé hocha la tête, tira un mouchoir de sa poche et renifla.

— Mais oui, c’est vrai ; j’avais oublié. Bizarre, non ? Quand on n’a pas vu quelqu’un depuis longtemps, on est toujours surpris de le trouver autant changé ou vieilli. Mais toi, quand je te regarde… Ma foi, je dois constater que tu n’as pas pris une ride, et c’est moi qui me sens bien vieux – injustement, indûment vieux – à côté de toi, Chéradénine.

— En réalité, j’ai bel et bien changé, Tsoldrin, rétorqua-t-il en souriant. Mais il est vrai que je n’ai pas vieilli. (Il regarda Beychaé droit dans les yeux.) Cela aussi, ils te le donneraient, si tu le leur demandais. La Culture ferait en sorte que tu rajeunisses, puis stabiliserait ton âge ou te laisserait vieillir à nouveau, mais très lentement.

— On essaie de me soudoyer, Zakalwe ? fit Beychaé en souriant.

— Hé ! C’était juste une idée comme ça. Et puis, ce serait une rémunération, pas un pot-de-vin. Et personne ne t’y forcerait. Mais ce ne sont que des jeux de l’esprit, de toute façon. (Il fit une pause et, d’un mouvement de tête, désigna le ciel. Rien que des jeux de l’esprit.) Voilà un avion.

Tsoldrin scruta les nuages enflammés par le crépuscule. Lui ne voyait venir aucun avion.

— Un appareil de la Culture ? s’enquit-il prudemment.

Zakalwe sourit.

— En l’état actuel des choses, Tsoldrin, si on peut le voir, c’est qu’il n’appartient pas à la Culture.

Sur ces mots, il tourna les talons et alla prestement ramasser le casque de la combinaison avant de s’en coiffer. D’un seul coup, sa silhouette sombre perdit toute humanité derrière la visière blindée et hérissée de capteurs. Il tira de son baudrier un gros pistolet.

— Tsoldrin, dit-il d’une voix qui sortit en tonnant de ses haut-parleurs de poitrine, tout en vérifiant les réglages de son arme. Si j’étais toi, je retournerais à la capsule ou bien je partirais en courant me cacher.

La silhouette en combinaison fit face à Beychaé, et son casque ressemblait à la tête de quelque gigantesque et redoutable insecte.

— J’ai l’intention de donner du fil à retordre à ces salauds, pour la beauté du geste, et il vaudrait peut-être mieux pour toi que tu ne restes pas dans les parages.

IV

Le vaisseau mesurait plus de quatre-vingts kilomètres de long et s’appelait La Taille n’est pas tout. Le dernier engin sur lequel Zakalwe eût passé quelque temps était encore plus gros, mais il s’agissait en fait d’un iceberg tabulaire, suffisamment volumineux pour supporter deux armées et qui ne battait pas de beaucoup ce Véhicule Système Général.

— Je me demande comment ces trucs tiennent ensemble.

Debout sur un balcon, il contemplait à ses pieds une espèce de vallée miniature composée d’unités d’habitation ; à chaque niveau ses flancs étagés étouffaient sous le feuillage. Un véritable lacis de passerelles et de ponts aux lignes élancées s’entrecroisaient dans l’air, et un petit ruisseau courait tout au fond. Il y avait des gens attablés dans les courettes, allongés dans l’herbe, au bord du ruisseau, ou sur les coussins et sofas des cafés et des bars disséminés sur les terrasses. Suspendu dans les airs au centre de la vallée, sous un plafond d’un bleu radieux, un transtube s’enfonçait dans le lointain en serpentant de-ci de-là en épousant son tracé sinueux. Sous le tube se trouvait une bande de fausse clarté solaire évoquant une énorme rampe fluorescente.

— Pardon ? fit distraitement Diziet Sma en arrivant à sa hauteur, un verre dans chaque main.

Elle lui en tendit un.

— Ils sont trop gros, reprit-il.

Il se retourna vers la jeune femme. Il avait vu les endroits auxquels on donnait ici le nom de docks et qui servaient à la construction de vaisseaux spatiaux plus petits (ce qui, en l’occurrence, signifiait tout de même trois bons kilomètres de long) ; de vastes hangars suspendus pourvus de cloisons fort minces. Il s’était approché des formidables moteurs qui, pour autant qu’il puisse s’en rendre compte, étaient d’une seule pièce, inaccessibles (comment était-ce possible ?) et, de toute évidence, extrêmement volumineux. Il s’était senti étrangement menacé en découvrant qu’il n’existait nulle part de salle des machines, de pont ou de poste de pilotage ; rien que trois Mentaux – des ordinateurs dernier cri, manifestement – qui contrôlaient tout (quoi ! ?).

Ce qu’il découvrait maintenant, c’était les lieux où l’on vivait, mais tout cela était trop grand, trop dur à avaler pour lui, trop fragile aussi, d’un certain côté, surtout si le vaisseau devait accélérer aussi rapidement que le prétendait Sma. Il secoua la tête.

— Je ne comprends pas. Comment est-ce que tout cela tient ensemble ?

— Mais réfléchis donc, sourit Sma. Les champs, Chéradénine ; tout est dû à l’action des champs de force. (Elle leva une main vers le visage troublé de son compagnon et lui tapota la joue.) N’aie donc pas l’air si perplexe. Et n’essaie pas de tout comprendre trop vite. Laisse-toi imprégner. Balade-toi ; perds-toi pendant quelques jours. Et reviens quand tu veux.

Un peu plus tard, il partit se promener, sans but précis. Le gigantesque vaisseau était un océan enchanté où l’on ne pouvait jamais se noyer, et il s’y précipita afin d’essayer de comprendre sinon le vaisseau lui-même, du moins les gens qui l’avaient construit.

Il erra pendant des jours entiers, faisant halte dans des bars et des restaurants pour boire, manger ou se reposer. Ces endroits étaient pour la plupart automatisés : ce furent des plateaux flottants qui le servirent ; à deux ou trois reprises, néanmoins, il eut affaire à des employés humains, qui ressemblaient d’ailleurs moins à des serveurs qu’à des clients décidés à donner un coup de main temporaire.

— Bien sûr que non, que je ne suis pas obligé de faire ça, lui répondit un homme entre deux âges en essuyant soigneusement sa table avec un linge humide. (Il rangea le linge dans un petit étui et s’assit à la table de Zakalwe.) Mais regardez comme cette table est propre.

Zakalwe en convint.

— D’habitude, reprit l’homme, je travaille sur les religions extrahumaines – ne le prenez pas mal, surtout. L’« importance de la direction dans l’observance religieuse », voilà ma spécialité… Vous savez, comme quand on dit que les temples, les tombes ou les séances de prière doivent être orientés dans une certaine direction, ce genre de choses. Alors, je catalogue, j’évalue, je compare ; j’élabore des théories, je discute avec mes confrères d’ici et d’ailleurs. Mais… la tâche est illimitée ; on trouve toujours de nouveaux exemples, et même les anciens sont sans cesse réévalués, sans parler des nouveaux venus qui débarquent avec leurs idées neuves sur des questions qu’on croyait réglées… Mais… (Il frappa la table du plat de la main.) Quand on essuie une table, on essuie une table. On a l’impression d’avoir réalisé quelque chose. De s’être réalisé, soi.

— Mais en définitive, on n’a quand même rien fait d’autre qu’essuyer une table.

— On n’a donc rien accompli qui ait un sens réel à l’échelle cosmique des événements, c’est ça ? avança l’homme.

Zakalwe lui rendit son sourire.

— C’est ça, oui.

— Certes, mais pouvez-vous me dire ce qui a réellement un sens ? Mes autres travaux ? Ont-ils vraiment une quelconque importance ? Je pourrais tenter de composer de merveilleuses œuvres musicales, ou des épopées récréatives qu’il faudrait toute une journée pour narrer, mais en vue de quel résultat ? Pour donner du plaisir aux gens ? Le simple fait d’essuyer cette table me donne du plaisir à moi. Et les gens viennent s’asseoir à une table propre, ce qui leur donne à leur tour du plaisir. Et puis, de toute façon, poursuivit-il en riant, les gens meurent ; les étoiles meurent, les univers meurent. Que signifie le résultat, aussi remarquable qu’il soit, une fois que le temps lui-même est mort ? Naturellement, si je ne faisais rien d’autre qu’essuyer des tables, on pourrait considérer cette activité comme un gaspillage vil et méprisable de mon vaste potentiel intellectuel. Mais, étant donné que je l’ai choisie, cela me procure du plaisir. Et puis, ajouta-t-il avec un sourire, c’est un bon moyen de rencontrer du monde. Alors, d’où êtes-vous, au fait ?