Il parlait tout le temps aux gens ; surtout dans les bars et les cafés. Les zones d’habitation du VSG semblaient réparties entre différents types de configurations ; les vallées (ou, si on voulait, les ziggurats) étaient manifestement le type le plus répandu, encore qu’elles puissent se présenter sous diverses formes.
Il mangeait quand il avait faim et buvait quand il avait soif, en choisissant chaque fois un plat nouveau, une boisson inédite sur les cartes inconcevablement compliquées des restaurants, et quand il avait envie de dormir – le vaisseau tout entier connaissait périodiquement un crépuscule teinté de rouge tandis qu’au-dessus de leurs têtes les barres lumineuses faiblissaient – il se renseignait tout simplement auprès d’un drone, qui lui indiquait la chambre disponible la plus proche. Elles étaient toutes à peu près de la même taille, mais jamais tout à fait du même modèle ; certaines étaient toutes simples, d’autres pourvues d’un décor raffiné. Les éléments de base ne manquaient jamais : un lit (tantôt un vrai lit, un lit matériel, tantôt un de ces curieux lits-champs), un endroit pour se laver et faire ses besoins, des placards, des espaces réservés aux effets personnels, une fausse fenêtre, un écran holo d’une espèce ou d’une autre, et une liaison avec le reste du réseau de communications qui s’étendait aussi bien à bord qu’ailleurs. La première nuit, il l’avait passée connecté à un service de récréation sensorielle directe, couché sur le lit tandis qu’une sorte d’appareil fonctionnait sous l’oreiller.
Il n’avait pas fermé l’œil ; au lieu de cela, il était entré dans la peau d’un jeune prince pirate pétri d’audace qui avait renoncé à son rang pour prendre la tête d’un équipage courageux et lutter contre la flotte d’un terrible empire esclavagiste sévissant entre îles à épices et îles au trésor. Leurs petits vaisseaux rapides fonçaient entre les pesants galions en prenant leur gréement sous un feu nourri. Ils descendaient à terre par les nuits sans lune pour attaquer les grandes forteresses-prisons et libérer des captifs fous de joie ; il combattit en personne, à l’épée, le principal tortionnaire du méchant gouverneur, et l’homme finit par faire une chute du haut de la plus haute tour. Une alliance conclue avec une ravissante dame pirate donna naissance à des relations plus intimes et à une expédition téméraire vers le monastère de montagne lorsqu’elle fut faite prisonnière…
Il en sortit au bout de plusieurs semaines de temps comprimé. Il savait (quelque part au fond de lui), à mesure que l’aventure se déroulait, que rien de tout cela n’était réel, mais cet aspect-là semblait le moins important. Lorsqu’il refit surface – surpris de constater qu’il n’avait pas réellement éjaculé lors des épisodes érotiques les plus profondément convaincants –, il s’aperçut qu’en réalité une seule nuit avait passé, que c’était le matin et qu’il avait en quelque sorte partagé cet étrange récit avec d’autres ; apparemment, c’était une espèce de jeu. On lui avait laissé des messages lui demandant de prendre contact tant on avait aimé jouer en sa compagnie. Il se sentit bizarrement honteux et se garda bien de répondre.
Les chambres où il dormait comportaient immanquablement un endroit pour s’asseoir : extensions de champs, unités murales modulables, authentiques divans et – à l’occasion – chaises ordinaires. Chaque fois qu’il y trouvait une de ces dernières, il la transportait dehors, soit dans le couloir, soit sous la terrasse.
C’était tout ce qu’il pouvait faire pour tenir ses souvenirs à l’écart.
— Non, non, fit la femme qui se tenait auprès de lui sur le Grand Dock. Ce n’est pas comme ça que ça marche, en fait.
Ils étaient juchés sur un navire en construction, au niveau de ce qui serait plus tard la partie médiane de ses moteurs, et regardaient une énorme unité-champ aller et venir dans les airs ; l’engin partait de l’atelier situé tout au fond du dock proprement dit, puis s’élevait jusqu’au squelette de la future Unité Générale de Contact. De petits remorqueurs verticaux manœuvraient l’unité, qui descendait maintenant vers eux.
— Vous voulez dire que ça ne fait aucune différence ?
— Pratiquement aucune, répondit-elle. (Elle appuya sur le petit boîtier de commande qu’elle tenait à la main et tourna la tête pour parler, comme si elle s’adressait à son épaule.) Je m’en occupe.
L’unité-champ les plongea dans l’ombre en passant lentement au-dessus de leurs têtes. Pour autant qu’il puisse se prononcer, il ne s’agissait cette fois que d’une grosse plaque comme une autre. Elle était rouge, ce qui changeait des courbes noires du Bloc Moteur Principal Inférieur Tribord, lequel se trouvait sous leurs pieds. La jeune femme manipula son boîtier et guida la lente descente de l’énorme bloc rouge ; à vingt mètres de là, deux autres personnes surveillaient l’extrémité opposée de l’unité.
— Le problème, reprit-elle sans quitter des yeux l’impressionnante pièce écarlate de ce jeu de construction, c’est que, même quand les gens tombent malades et meurent à la fleur de l’âge, ils sont invariablement surpris quand survient leur problème de santé. À votre avis, combien de gens en pleine forme se disent : « Hé ! Je suis en bonne santé aujourd’hui ! » du moins s’ils ne relèvent pas d’une grave maladie ?
(Elle haussa les épaules et appuya de nouveau sur le boîtier ; l’unité-champ s’abaissa de deux ou trois centimètres, en évitant la surface du moteur.) Stop, prononça-t-elle à voix basse. Inertie moins cinq points. Vérification. (Un trait de lumière s’alluma brusquement sur le revêtement du bloc moteur. Elle y posa la main et exerça une poussée. L’ensemble bougea.) Descente vitesse minimum. (Une nouvelle impulsion et le bloc se mit en place.) C’est bon, Sorhz ? s’enquit-elle. (S’il y eut une réponse, la femme fut la seule à l’entendre.) OK. Mise en place effectuée ; terminé. (Elle suivit du regard les remorqueurs verticaux qui repartaient dans les airs en direction de l’atelier, puis le reporta sur son compagnon.) Ce qui s’est passé, c’est simplement que la réalité a fini par prendre de vitesse des comportements qui étaient de toute façon courants chez les gens. Donc, on n’éprouve aucun sentiment de libération extraordinaire à échapper aux maladies débilitantes. (Elle se gratta une oreille et reprit :) Sauf peut-être si on y réfléchit. (Elle sourit.) Je suppose que, quand on nous montre, à l’école, la façon dont les gens vivaient autrefois… et comment certains extrahumains continuent de vivre… on comprend cela tout au fond de soi ; et je me doute qu’on ne l’oublie jamais complètement. Seulement, on ne passe pas des heures à y penser.
Ils s’engagèrent sur l’étendue de matériau noir et parfaitement uniforme. (« Ah ! avait dit la femme quand il le lui avait fait remarquer, vous devriez l’observer au microscope ; il est d’une beauté ! Et puis, vous vous attendiez à quoi, au juste ? Des manivelles ? Des engrenages ? Des réservoirs pleins de produits chimiques ? »)