— Ça n’irait pas plus vite si les machines se chargeaient de la construction ? demanda-t-il à la femme.
— Bien sûr que si ! fit-elle en riant.
— Alors, pourquoi le faites-vous vous-même ?
— Parce que ça m’amuse. Quand vous voyez un de ces monstres franchir les portes pour la première fois, là-bas, direction l’espace avec trois cents personnes à bord, quand tout marche au poil et que le Mental est content, vous vous dites : j’ai contribué à fabriquer ça. Une machine aurait peut-être fait plus vite ; n’empêche que l’auteur, c’est vous.
— Hmm, fit-il.
(Apprends le travail du bois et celui des métaux ; cela ne fera de toi ni un charpentier ni un forgeron, pas plus que la maîtrise du langage écrit ne fera de toi un employé aux écritures.)
— Ma foi, vous pouvez faire « Hmm » autant que vous voulez… reprit la femme en s’approchant d’un hologramme transparent représentant le vaisseau en cours de construction. (Debout devant lui, d’autres ouvriers du chantier pointaient le doigt çà et là à l’intérieur de la maquette en discutant entre eux.) Mais avez-vous déjà fait du deltaplane, ou de la plongée sous-marine ?
— Oui.
Elle haussa les épaules.
— Pourtant, les oiseaux volent mieux que nous, et les poissons nagent mieux. Est-ce qu’on renonce à voler ou nager pour autant ?
Il sourit.
— Non, je suppose que non.
— Supposition correcte. Et quelle en est la raison ? (Elle le regarda en souriant.) Eh bien, cela nous amuse, voilà tout. (Elle contempla une face de la maquette-holo du vaisseau. Un ouvrier lui montra quelque chose à l’intérieur. Elle se retourna vers lui et dit à Zakalwe :) Vous m’excusez ?
Il hocha la tête et fit un pas en arrière.
— Bonne chance.
— Merci. Nous n’en aurons pas besoin.
— Ah ! ajouta-t-il. Quel sera le nom de ce vaisseau ?
— Son Mental souhaite que ce soit Suave et plein de grâce, répondit-elle en riant.
Puis elle s’absorba dans la discussion avec les autres.
Il les regarda pratiquer leurs nombreux sports et en essaya quelques-uns. Dans la plupart des cas, il ne comprenait rien aux règles. Il faisait beaucoup de natation : il y avait partout des piscines et des complexes aquatiques. Les gens nageaient généralement nus, ce qu’il trouvait pour sa part quelque peu gênant. Il découvrit plus tard qu’il existait des secteurs entiers – villages ? quartiers ? districts ? Il ne savait pas très bien quel nom leur donner – où personne ne portait jamais de vêtements ; seulement des décorations corporelles. Il fut surpris de voir à quelle allure il s’habituait à ces comportements, mais ne les adopta jamais tout à fait.
Il lui fallut un moment pour comprendre que tous les drones qu’il croisait – leur conception variait encore plus que la physiologie des êtres humains – n’appartenaient pas tous au vaisseau. En fait, c’était même très rarement le cas ; chacune de ces machines avait son cerveau artificiel (qu’il avait toujours tendance à considérer comme un ordinateur) et semblait posséder également sa personnalité propre ; mais sur ce dernier point, il demeurait sceptique.
— Laissez-moi vous exposer cette expérience conceptuelle, lui dit un vieux drone avec qui il jouait à un jeu de cartes dont la machine lui avait garanti qu’il ne reposait pratiquement que sur le hasard.
Ils s’étaient assis (enfin, du moins en ce qui le concernait ; la machine, elle, se contentait de flotter dans les airs) sous une arche de pierre délicatement rosée au bord d’une petite piscine ; les cris des gens qui jouaient à un jeu de ballon fort compliqué, de l’autre côté de l’eau, leur parvenaient à travers le filtre d’un rideau de buissons et d’arbustes.
— Oubliez, commença-t-il, que les cerveaux des machines sont constitués d’éléments assemblés ultérieurement ; considérez les cerveaux artificiels (ou ordinateurs électroniques) comme conçus à l’image du cerveau humain. On part de quelques cellules, comme le fait l’embryon ; ces cellules se multiplient, établissent graduellement des connexions entre elles. On continue donc d’ajouter sans cesse de nouveaux éléments constitutifs, et d’instaurer des connexions adéquates, voire – si l’on voulait suivre rigoureusement le développement d’un être humain particulier dans ses étapes successives – identiques. On serait naturellement contraint de limiter la vitesse de transmission des messages dans ces connexions à une infime fraction de la vitesse normalement en vigueur à l’intérieur des composants électroniques, mais cela ne poserait guère de problèmes ; en outre, il faudrait faire en sorte que ces éléments analogues aux neurones se comportent de manière interne en imitant leurs équivalents biologiques, c’est-à-dire en expédiant les messages qui leur sont propres selon le type de signal reçu : là encore, ce serait relativement aisé. En procédant ainsi de manière progressive, on pourrait imiter fidèlement le développement du cerveau humain, mais aussi ses points de rencontre avec le monde extérieur ; comme l’embryon peut, de l’intérieur de la matrice, faire l’expérience du son, du contact physique et même de la lumière, on pourrait émettre des signaux équivalents à l’intention du cerveau électronique en formation. On pourrait simuler la naissance et employer la dose de stimulation sensorielle requise pour faire croire à cet être artificiel qu’il perçoit par les sens du toucher, du goût, de l’odorat, de l’ouïe et de la vue tout ce que perçoit de cette manière le véritable humain pris pour modèle (naturellement, on pourrait préférer ne pas l’abuser mais lui fournir un apport sensoriel aussi authentique et de même nature que celui reçu par la personnalité humaine dans telle ou telle circonstance). Et maintenant, voici ma question : Où est la différence ? Chacun des deux cerveaux fonctionne exactement de la même manière ; leurs réactions aux stimuli présenteront encore plus de ressemblance qu’on n’en constate chez les jumeaux homozygotes. Alors comment peut-on encore qualifier l’un d’entité consciente et l’autre de simple machine ? Votre cerveau est constitué de matière, monsieur Zakalwe ; de matière organisée en unités de manipulation, de traitement et de stockage de l’information par le biais de votre patrimoine génétique et de l’activité biochimique du corps de Votre mère, dans un premier temps, et du vôtre par la suite, sans compter l’expérience que vous n’avez cessé d’accumuler dès avant votre naissance. Le cerveau électronique est lui aussi constitué de matière, mais organisée différemment ; qu’y a-t-il de si magique dans le fonctionnement des très grosses cellules qui composent le cerveau animal, pour que ses détenteurs se proclament conscients tout en refusant d’appliquer la même définition aux dispositifs plus rapides, plus raffinés et de même capacité, voire à des machines bridées pour fonctionner au même degré de lenteur ? Alors ? insista la machine dont le champ-aura arborait une teinte rose qu’il avait appris à interpréter comme étant de l’amusement. À moins, naturellement, que vous ne souhaitiez en appeler à la superstition ? Avez-vous foi en des dieux ?
— Je n’ai jamais eu cette inclination-là, répondit l’homme en souriant.
— Eh bien alors ? reprit le drone. Qu’en pensez-vous ? La machine créée à l’image de l’homme est-elle consciente, intelligente et consciente de l’être, ou non ?
L’homme se concentra sur ses cartes à jouer.