— Je réfléchis, répondit-il. Puis il éclata de rire.
Il lui arrivait parfois de croiser d’autres êtres venus comme lui d’un autre monde (du moins, lorsque cela se voyait ; il y avait, parmi les humains qu’il côtoyait quotidiennement, des individus qui n’étaient certainement pas originaires de la Culture – même si ce n’était pas évident tant qu’on ne s’était pas arrêté pour leur poser la question. Un individu habillé en sauvage ou affublé d’une tenue manifestement extraculturelle avait tout bonnement pu se déguiser pour rire, quand il ne se rendait pas à un bal costumé… Mais on rencontrait aussi des représentants d’espèces tout à fait différentes).
— Oui, jeune homme ? s’enquit l’étranger.
La créature possédait huit membres, une tête relativement identifiable pourvue de deux petits yeux et d’un organe-bouche présentant une curieuse ressemblance avec une fleur, et un corps volumineux, pratiquement sphérique, de couleur rouge et violet, et recouvert d’un léger duvet. Sa voix se composait de cliquettements émis par la bouche et de vibrations quasi subsoniques émanant du reste de son corps ; une petite amulette se chargeait de traduire.
Zakalwe demanda la permission de s’asseoir à côté de la créature, qui lui indiqua le siège opposé, de l’autre côté de la table de bar où il l’avait entendue mentionner brièvement Circonstances Spéciales à un humain de passage.
— … C’est un ensemble de couches superposées, fit la créature en réponse à sa question. Il y a le minuscule noyau central de Circonstances Spéciales, puis la coque de Contact, et enfin une vaste écosphère chaotique composée de tout le reste. C’est un peu comme… vous êtes originaire d’une planète ?
Zakalwe fit signe que oui. La créature consulta son amulette afin d’obtenir la traduction du geste (ce n’était pas le même qu’au sein de la Culture) et poursuivit :
— Eh bien, CS est tout à fait comparable à une planète, excepté que le noyau en est vraiment très petit ; très, très petit. Et l’écosphère est plus disparate, moins distinctive que l’enveloppe atmosphérique des globes. Il serait plus juste de comparer le tout à une géante gazeuse. Mais en fin de compte, jamais vous ne les connaîtrez, ces couches, car vous ferez comme moi partie de Circonstances Spéciales, et ne verrez en elles que la force formidable, irrésistible, qui agit derrière vous ; vous et moi, nous sommes la marge. Avec le temps, vous en viendrez à vous considérer comme une dent sur la plus grande scie de la galaxie, monsieur.
Les yeux de la créature se fermèrent ; elle se mit à agiter énergiquement tous ses membres, et ses bouches partielles crépitèrent.
— Ha, ha, ha ! traduisit l’amulette d’un ton un peu contraint.
— Comment avez-vous deviné que j’avais affaire à Circonstances Spéciales ? s’enquit-il en s’appuyant contre son dossier.
— Ah, vain que je suis ! Comme j’aimerais vous faire croire que je l’ai deviné, tout simplement, tant est grande mon intelligence ! Mais en fait, j’ai entendu dire qu’une nouvelle recrue venait d’arriver à bord. Et qu’il s’agissait d’un mâle appartenant à l’espèce humaine de base. Je l’ai… senti sur vous, si je puis me permettre cette expression. Et puis, vous… vous avez posé toutes les questions auxquelles je m’attendais.
— Vous faites donc également partie de CS ?
— Depuis maintenant dix années standards, oui.
— Alors vous croyez que je dois y aller ? Travailler pour eux ?
— Mais certainement. Ce sera toujours mieux que ce que vous avez laissé derrière vous, j’imagine. Non ?
Zakalwe se remémora le blizzard et la glace et haussa les épaules.
— Sans doute.
— Vous… vous aimez vous battre, n’est-ce pas ?
— Eh bien… parfois, oui, reconnut-il. On dit que je sais m’y prendre. Mais je n’en suis pas si sûr moi-même.
— Nul ne saurait gagner à tous les coups, monsieur, commenta la créature. En tout cas, pas en faisant appel au seul talent, et la Culture ne croit guère à la chance ; du moins, elle ne la croit pas transférable. Ils doivent apprécier votre attitude, voilà tout. Hi hi ! (La créature rit tout doucement.) Je me dis parfois qu’exceller dans le métier des armes est une véritable malédiction. En travaillant pour le compte de ces gens on se déleste, au moins en partie, de sa responsabilité. Je n’ai jamais eu matière à me plaindre. (La créature se gratta, baissa les yeux, tira quelque chose de la toison couvrant une région que Zakalwe estima être son ventre et l’avala.) Naturellement, il ne faut pas vous attendre à ce qu’on vous dise toujours la vérité. Vous pouvez l’exiger, et ils se plieront à cette exigence ; mais alors, ils ne pourront pas vous mettre à l’œuvre aussi souvent qu’ils le voudraient. Parfois, pour servir leurs buts vous ne devez pas savoir que vous combattez du mauvais côté ; personnellement, je vous conseille de faire ce qu’ils vous demanderont de faire. C’est beaucoup plus excitant comme cela.
— Vous faites ça parce que c’est excitant ?
— En partie, oui. Mais aussi à cause de l’honneur de ma famille. CS a rendu service aux miens, jadis, et nous ne pouvions pas les laisser nous dérober notre honneur en n’acceptant rien en échange. Je travaillerai jusqu’à ce que cette dette soit acquittée.
— C’est-à-dire ?
— Oh, jusqu’à la fin de mes jours, répondit la créature en reculant sur son siège, attitude qu’il crut pouvoir sans risque interpréter comme un mouvement de surprise. Jusqu’à la mort, bien sûr. Mais quelle importance ? Comme je vous l’ai dit, on s’amuse. Écoutez. (La créature cogna son bol-à-boire contre la table pour attirer l’attention d’un plateau qui passait à proximité.) Si on reprenait quelque chose ? Voyons lequel de nous deux sera ivre en premier.
— Vous avez plus de jambes que moi, sourit Zakalwe. Je tomberai donc plus facilement.
— Oui, mais plus on a de jambes, plus on a de chances de se les emmêler.
— C’est juste.
Il attendit l’arrivée de son verre.
Ils avaient d’un côté une petite terrasse ainsi que le bar, et de l’autre un vaste espace dégagé. Le vaisseau, un VSG, s’étendait au-delà de ses limites apparentes. Sa coque était criblée d’une multitude de terrasses, balcons, passerelles, fenêtres et portes-fenêtres ouvertes. Autour du vaisseau proprement dit se trouvait une immense bulle d’air ellipsoïdale maintenue par des dizaines de champs différents et qui, malgré son immatérialité, en formait la véritable coque.
Il s’empara du verre qu’on venait de lui servir et vit passer à toute allure devant la terrasse un ULM crachotant pourvu d’un moteur à pistons et d’ailes en papier ; il agita la main à l’adresse du pilote, puis secoua la tête.
— À la Culture, dit-il à la créature en levant son verre. (L’autre l’imita.) À son total manque de respect pour tout ce qui a un tant soit peu de majesté.
— Je suis de votre avis, déclara la créature.
Tous deux se mirent à boire.
Il apprit plus tard que la créature répondait au nom de Chori, et ce fut par le plus grand des hasards qu’il s’aperçut qu’elle était de sexe féminin ; sur le moment, cela lui parut immensément comique.
Le lendemain matin, il se réveilla « imbibé » dans les deux sens du terme, à demi couché sous une petite cascade, dans une des vallées d’habitation ; suspendue par ses huit crocs-de-pattes à une balustrade voisine, Chori émettait une vibration sporadique qu’il assimila à un ronflement.
La première fois qu’il passa la nuit avec une femme, il la crut à l’agonie ; il craignit de l’avoir tuée. Elle lui parut atteindre l’orgasme en même temps que lui avant de succomber à une espèce d’attaque ; elle cria, s’accrocha à lui… Horrifié, il se dit alors qu’en dépit de leur apparente similarité morphologique sa propre espèce et cette race bâtarde qu’était la Culture devaient comporter une quelconque différence et, l’espace de quelques instants atroces, l’idée lui vint que sa semence agissait en elle comme un acide. Il eut l’impression que, de ses quatre membres, elle essayait de lui briser le dos. Il voulut se dégager et, criant son nom, savoir ce qui n’allait pas, ce qu’il avait pu faire, ce qu’il pouvait faire.