Le trajet à bord de la navette s’effectua sans encombre ; une fois arrivés à la station, ils traversèrent une salle de transit (où régnait d’ailleurs une certaine agitation : un homme équipé d’un implant neural direct gisait au sol, en pleine crise) pour tomber tout droit sur un dernier contrôle de sécurité.
Dans la coursive menant du sas de la salle de transit au vaisseau proprement dit, il entendit la toute petite voix de Sma lui murmurer à l’oreille.
— Nous y voilà, Zakalwe. Impossible d’établir une liaison confidentielle à bord sans attirer l’attention. Nous ne prendrons contact avec toi qu’en cas d’urgence véritable. Si tu as besoin de nous parler, sers-toi de l’accès téléphonique de Solotol, mais n’oublie pas que la conversation sera écoutée. Au revoir ; bonne chance.
Là-dessus, les deux hommes franchirent un nouveau sas avant d’embarquer pour de bon sur le clipper Osom Emananish, qui s’apprêtait à les emporter vers l’espace interstellaire.
Il consacra l’heure qui leur restait avant le départ à flâner dans le vaisseau, juste histoire de visiter un peu et de se repérer.
Les haut-parleurs et la majorité des écrans visibles annoncèrent enfin l’appareillage. Le clipper se mit à dériver paresseusement, puis prit soudain un départ fulgurant ; en un grand mouvement tournant, il croisa le soleil, puis la géante gazeuse Soreraurth. Soreraurth, c’était là que le module était contraint de rester caché, à une centaine de kilomètres à l’intérieur de l’atmosphère de cette puissante planète perpétuellement en proie aux plus violentes tempêtes. Une atmosphère qui serait pillée, minée, déchiquetée et métamorphosée par les Humanistes si ces derniers réussissaient à s’imposer. Zakalwe regarda disparaître la géante gazeuse en poupe, se demanda en fin de compte qui avait raison et qui avait tort, et éprouva un curieux sentiment d’impuissance.
Alors qu’il longeait un petit bar animé en allant s’enquérir de Beychaé, il entendit derrière lui une voix :
— Ah ! Sincères salutations, et tout ça ! Monsieur Staberinde, si je ne m’abuse ?
Il se retourna lentement.
C’était le petit médecin qu’il avait rencontré à la cicatrices-partie. L’homme se tenait debout devant le bar surpeuplé et lui faisait signe de venir le rejoindre.
Il se dirigea vers lui en se faufilant entre les passagers qui jacassaient.
— Bonjour, docteur.
Le petit homme inclina la tête.
— Mon nom est Stapangarderslinaiterray ; mais vous pouvez m’appeler Stap.
— Avec plaisir, voire avec soulagement. (Zakalwe sourit.) Quant à vous, appelez-moi donc Shérad.
— Comme l’Amas est petit, vous ne trouvez pas ? Puis-je vous offrir quelque chose à boire ?
Zakalwe eut encore une fois droit au sourire plein de dents du petit médecin, un sourire qui – reflétant un petit projecteur situé au-dessus du bar – se mit à luire d’un éclat surprenant.
— Quelle bonne idée !
Ils trouvèrent une petite table libre poussée contre une cloison et s’y installèrent. Le médecin s’essuya le nez et rajusta son costume immaculé.
— Alors, Shérad, qu’est-ce qui nous vaut votre présence sur ce rafiot ?
— Eh bien, en réalité, Stap…, répondit-il à voix basse, je voyage incognito, en quelque sorte ; aussi vous serais-je reconnaissant de ne pas… claironner mon nom, si vous voyez ce que je veux dire.
— Mais parfaitement ! répondit le docteur Stap en hochant vigoureusement la tête. (Puis il jeta autour de lui un regard de conspirateur et se pencha vers Zakalwe.) Vous pouvez compter sur ma discrétion. J’ai moi-même dû… (il se mit à tricoter des sourcils) « voyager discrètement », à l’occasion… Si je peux faire quelque chose pour vous, n’hésitez pas.
— Vous êtes bien aimable.
Il leva son verre.
Tous deux burent en se souhaitant mutuellement une bonne traversée.
— Allez-vous jusqu’au « terminus », à savoir Breskial ? interrogea Stap.
— En effet, acquiesça Zakalwe. Une personne avec qui je suis en affaire m’accompagne.
L’autre hocha la tête en souriant.
— Une « personne », hein ? Oui, oui, je vois.
— Non, docteur, vous faites erreur. Il s’agit : un) d’un gentleman ; deux) il a un certain âge ; et trois) il occupe une autre cabine… Naturellement, j’aurais préféré une « personne » qui réponde aux trois caractéristiques opposées.
— Ha ! Bien sûr ! fit le médecin.
— Vous reprendrez bien un verre ?
— À ton avis, il sait quelque chose ? s’enquit Beychaé.
— Qu’y a-t-il à savoir ? (Zakalwe haussa les épaules et jeta un coup d’œil à l’écran, sur la porte de la cabine exiguë qu’occupait son compagnon.) On ne dit rien aux actualités ?
— Non, rien, répondit Beychaé. On parle d’un exercice de sécurité concernant tous les spatioports, mais sans nous mentionner directement l’un ou l’autre.
— Ma foi, avec ce médecin à bord, nous ne courons sans doute pas plus de risques qu’avant.
— Et ces risques, sont-ils sérieux ?
— Assez. Ils finiront forcément par reconstituer ce qui s’est passé ; pas moyen d’atteindre Breskial avant eux.
— Et alors ?
— Et alors, à moins qu’une idée ne me vienne, il faudra soit que la Culture les laisse nous remettre la main dessus, soit qu’elle prenne le contrôle de ce vaisseau, ce qui ne va pas être facile à justifier et risque de porter un coup à ta crédibilité.
— Si je décide de faire ce que vous me demandez, Chéradénine.
Zakalwe considéra son ami, assis à ses côtés sur l’étroite couchette.
— Ouais, si tu te décides.
Il partit en reconnaissance. Le clipper était exigu et bondé ; sans doute était-il trop habitué aux vaisseaux de la Culture. Les écrans permettaient de consulter les plans du navire, et Zakalwe entreprit de les étudier ; mais ils ne servaient en fait qu’à aider les passagers à s’orienter, et ne s’avéraient guère utiles pour trouver le moyen de s’emparer du vaisseau ou de le neutraliser. Ayant observé les allées et venues des membres d’équipage, il comprit que l’accès aux zones réservées se faisait par comparaison d’empreintes vocales ou manuelles.
Il n’y avait à bord que peu de substances inflammables, et rien qui soit susceptible d’exploser, l’ensemble des circuits était optique, et non électronique. Le Xénophobe aurait pu faire danser et chanter le clipper Osom Emananish d’une seule main, l’autre étant attachée derrière son dos (en équivalent effecteur), et ce depuis n’importe quel point situé dans le système solaire voisin, cela ne faisait aucun doute. Mais, sans armement ni combinaison de combat, Zakalwe allait avoir beaucoup de mal à tenter quoi que ce soit le moment venu, si le besoin s’en faisait sentir.
En attendant, le navire se traînait dans l’espace ; Beychaé demeurait dans sa cabine, où il se tenait au courant par l’intermédiaire de l’écran, quand il ne dormait pas.
— J’ai l’impression d’avoir troqué une forme d’emprisonnement contre une autre, Chéradénine, observa-t-il le lendemain de leur départ comme son ami lui apportait à souper.
— Tsoldrin, ne cède pas à la claustrophobie ; si tu veux sortir de ta cabine, vas-y. C’est un peu plus risqué, mais… pas beaucoup.
— Ma foi, répondit Tsoldrin en lui prenant le plateau des mains avant de soulever le couvercle pour en inspecter le contenu, pour l’instant, il ne m’est pas très difficile de considérer les actualités et les affaires du monde comme mon nouveau matériau de recherche ; je ne me sens donc pas injustement enfermé. (Il mit le couvercle de côté.) Mais il ne faut pas me demander de supporter cela deux ou trois semaines, Chéradénine.