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Il s’éveilla avec dans les narines un parfum de fleurs.

Il passa la main sous son oreiller et la referma sur l’unique branche de la paire de ciseaux effilés.

Il se remémora le visage de Thone.

Il se remémora la salle de briefing et les quatre commandants ; ils l’avaient invité à prendre un verre en prétendant qu’ils avaient à lui parler.

Ils s’étaient tous regroupés dans la chambre occupée par l’un d’entre eux – il ne se rappelait pas les noms, mais cela viendrait bientôt ; déjà il se sentait en mesure de les reconnaître. Et là, ils l’avaient interrogé sur ses déclarations au mess, qu’on leur avait rapportées.

Alors, légèrement ivre, persuadé de se montrer très malin, croyant bien mettre le doigt sur quelque chose d’intéressant, il leur avait dit ce qu’ils voulaient entendre, à ce qu’il lui semblait, et non ce qu’il avait déclaré aux autres pilotes.

Et il avait découvert un complot. Lui, il voulait que le nouveau gouvernement tienne ses promesses populistes et mette fin à la guerre. Eux, ils voulaient fomenter un coup d’État militaire, et ils avaient besoin pour cela de quelques bons pilotes.

Ivre de boisson et d’excitation, il avait tout fait pour les convaincre qu’il était de leur côté ; puis il était allé tout droit trouver Thone. Thone, qui était sévère, mais juste ; Thone, qui était désagréable, mesquin, vaniteux, parfumé, mais connu pour ses convictions progouvernementales. (Saaz Insile lui avait pourtant appris un jour que Thone était progouvernemental avec les pilotes et antigouvernemental avec leurs supérieurs.)

Et l’expression qu’avait eue Thone…

Pas sur le moment, non ; plus tard… Après lui avoir demandé de garder le silence : il soupçonnait l’existence de traîtres parmi les pilotes. Alors il lui avait ordonné d’aller se coucher comme si de rien n’était ; et lui, il avait obéi. À cause, peut-être, d’un reste d’ivresse, il s’était réveillé une seconde trop tard ; ils étaient là, ils lui collaient un chiffon humide sur la figure en le laissant se débattre. Mais il avait bien fallu qu’il respire, au bout d’un moment, et les vapeurs asphyxiantes avaient eu raison de lui.

Il se sentit traîné dans les couloirs ; ses pieds en chaussettes glissaient sur le carrelage ; il avait un homme de chaque côté. Ils débouchèrent dans l’un des hangars, et quelqu’un s’approcha des boutons d’appel de l’ascenseur ; il ne voyait toujours que très vaguement le sol devant lui, et n’arrivait pas à lever la tête. Mais il sentait une odeur de fleurs montant de l’homme qui se tenait à sa droite.

La double porte en coupole s’ouvrit dans un craquement au-dessus de leurs têtes ; il entendit le vacarme de la tempête, le hurlement aigu qui émanait des ténèbres. Ils le traînèrent vers l’ascenseur.

Il se raidit, pivota sur lui-même et empoigna Thone par le col ; alors il distingua son visage : horrifié, affolé. Il sentit l’homme qui se tenait du côté opposé l’attraper par son bras libre ; il se tortilla, dégagea son autre bras de l’étreinte de Thone, et vit un pistolet dans le holster du commandant.

Il s’en empara ; il se souvint d’avoir hurlé, de s’être enfui, mais d’avoir alors perdu l’équilibre. Il avait voulu tirer, mais l’arme avait refusé de fonctionner. Des lumières clignotaient à l’autre bout du hangar. Pas chargé, il n’est pas chargé ! criait Thone à l’intention de ses comparses. Ils reportèrent leur attention sur le fond du hangar ; quelques avions garés là leur bouchaient la vue, mais il y avait quelqu’un, quelqu’un qui criait ; il était question des portes du hangar, qu’on avait ouvertes en pleine nuit avec les lumières allumées.

Il n’eut pas le temps de voir qui lui avait tiré dessus. Un marteau s’abattit sur sa tempe et il n’y eut plus rien, jusqu’à la chaise blanche.

La neige bouillonnait furieusement derrière les fenêtres inondées de lumière.

Il la contempla jusqu’à l’aube, sans cesser de se souvenir.

— Talibe, voulez-vous faire parvenir un message au capitaine Saaz Insile ? Dites-lui que j’ai un besoin urgent de le voir ; je vous en prie, envoyez un message à mon escadron, d’accord ?

— Bien sûr, pas de problème. Mais d’abord, votre médicament.

Il serra la main de la jeune fille dans la sienne.

— Non, Talibe. Téléphonez d’abord à l’escadron. (Il lui fit un clin d’œil.) Je vous en prie, faites ça pour moi.

Elle secoua la tête.

— Quelle peste !

Elle repassa la porte.

— Alors, il va venir ?

— Il est en permission, l’informa-t-elle en prenant sa planchette pour y noter le médicament qu’il allait prendre.

— Merde !

Saaz ne lui avait jamais parlé de ça.

— Capitaine, voyons ! le morigéna-t-elle en secouant un petit flacon.

— La police, Talibe. Appelez la police militaire. Tout de suite. C’est très urgent.

— D’abord le médicament, capitaine.

— Alors, dès que je l’aurai pris, d’accord ?

— Promis. Ouvrez grand.

— Aaaah…

Il maudit Saaz d’être parti en permission, et le maudit doublement de ne pas l’en avoir averti. Et ce Thone, quel culot ! Venir ainsi lui rendre visite, s’enquérir de ses progrès, voir si la mémoire lui revenait !

Et si elle lui était effectivement revenue ? Que se serait-il passé ?

Il chercha à tâtons les ciseaux sous l’oreiller ; ils étaient toujours là, froids et pointus.

— Je leur ai dit que c’était urgent ; ils ont répondu qu’ils se mettaient immédiatement en route, fit Talibe en revenant, mais cette fois-ci sans la chaise. (Elle tourna la tête vers les fenêtres, derrière lesquelles la tempête continuait de souffler.) Et je suis censée vous donner quelque chose pour vous maintenir éveillé. Ils vous veulent bien vif.

— Mais je suis vif ! Et bien éveillé !

— Chut ! Prenez ça.

Il s’exécuta.

Il s’endormit en serrant dans sa main les ciseaux sous l’oreiller tandis que, dehors, la blancheur s’étalait à perte de vue et finissait par pénétrer le verre, couche après couche, selon un processus d’osmose discrète, et venait graviter tout naturellement autour de sa tête, tournoyer en orbite tout autour de lui et se joindre au tore blanc du pansement, puis le désintégrer, le dérouler et en déposer les restes dans un coin de la pièce, où étaient rassemblées les chaises blanches qui complotaient à voix basse, avant de se refermer lentement sur son crâne en serrant de plus en plus fort, sans cesser de se livrer à cette danse de flocons insensée, de plus en plus rapide, à mesure que ceux-ci se rapprochaient jusqu’à prendre la place du pansement, froids et rigides sur sa tête enfiévrée et – ayant trouvé la blessure soignée – jusqu’à s’insinuer sous la peau, puis dans son crâne, et se poser, glaciaux, craquants, cristallins, à l’intérieur de son cerveau.

Talibe déverrouilla les portes de la salle et fit entrer les officiers.

— Vous êtes sûre qu’il est inconscient ?

— Je lui ai administré le double de la dose habituelle. S’il ne dort pas, c’est qu’il est mort.

— On sent encore le pouls. Prenez-le par les bras.

— D’accord… Oh, hé ! Regardez ça !

— Ça alors !

— C’est ma faute. Je me demandais où avaient bien pu passer ces ciseaux. Désolée.

— Vous vous êtes bien débrouillée, petite. Vous feriez mieux de partir, maintenant. Merci. Nous n’oublierons pas ce que vous avez fait.

— D’accord, mais… Euh…

— Quoi ?

— Ça va… ça va aller vite, n’est-ce pas ? Il n’aura pas le temps de se réveiller ?