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Terry Pratchett

Mécomptes de fées

Traduit de l’anglais par Patrick Couton

Dédié à tous ceux – et pourquoi pas ? – qui, après la publication de Trois sœurcières, ont submergé l’auteur de leurs versions personnelles de la Chanson du hérisson.

Pauvre, pauvre de moi…

Voici le Disque-monde qui navigue dans l’espace sur le dos de quatre éléphants, eux-mêmes juchés sur la carapace de la Grande A’Tuin, la tortue stellaire.

Autrefois un tel univers passait pour exceptionnel, voire impossible.

Mais… tout était si simple, autrefois.

L’univers baignait alors dans l’ignorance, et le savant le passait à la bâtée tel un prospecteur accroupi au-dessus d’une rivière de montagne, cherchant l’or de la connaissance parmi les graviers de la déraison, le sable de l’incertitude et les petits octopodes aquatiques poilus de la superstition.

De temps en temps il se relevait et lançait une phrase du genre : « Hourra, j’ai découvert la Troisième Loi de Boyle. » Et chacun de savoir où il en était.

Hélas, l’ignorance en vint à présenter davantage d’intérêt, surtout l’ignorance insondable et fascinante dans des domaines aussi vastes qu’essentiels comme la matière et la création, et l’on cessa de bâtir patiemment ses petites maisons en briquettes de logique dans le chaos de l’univers afin de se passionner pour le chaos lui-même – en partie parce que c’est beaucoup plus facile d’être un expert du chaos, mais surtout parce que le chaos offre de superbes motifs graphiques à reproduire sur les t-shirts.

Et, au lieu de poursuivre des recherches scientifiques dignes de ce nom[1], les savants décrétèrent soudain qu’il est impossible de savoir quoi que ce soit, qu’il n’y a rien en fait qu’on puisse qualifier de réalité digne d’étude, que tout ça est drôlement excitant, et savez-vous entre parenthèses que des tas de petits univers vivent peut-être partout mais qu’on ne les voit pas parce qu’ils sont recourbés sur eux-mêmes ? À propos, vous le trouvez comment, ce t-shirt ?

À côté de tout ça, une grosse tortue qui porte un monde sur le dos paraît presque banale. Au moins, elle ne fait pas semblant de ne pas exister, et aucun téméraire sur le Disque-monde n’a jamais cherché à prouver qu’elle n’existait pas, des fois qu’il aurait raison et qu’il se retrouverait brusquement à flotter dans le vide de l’espace. Il faut dire aussi que le Disque-monde vit à la limite de la réalité. Les moindres petites choses peuvent basculer de l’autre côté. On y prend donc tout au sérieux.

Comme les contes.

Parce que les contes sont importants.

On croit les contes imaginés par des gens. En fait, c’est l’inverse. Les contes existent indépendamment de leurs protagonistes. Quand on sait ça, on a le pouvoir.

Les contes, grands rubans virevoltants d’espace-temps mis en forme, flottent et se déroulent autour de l’univers depuis l’éternité. Et ils ont évolué. Les plus faibles sont morts, tandis que les plus forts ont survécu et se sont engraissés au fil des narrations successives pour mieux voltiger et se tortiller dans les ténèbres.

Et leur existence même recouvre un motif léger mais tenace sur le chaos qu’est l’histoire. L’eau-forte du conte creuse des sillons assez profonds pour qu’on les suive comme l’eau suit certaines sentes à flanc de montagne. Et chaque fois que de nouveaux acteurs foulent le chemin du conte, le sillon se creuse davantage.

C’est ce qu’on appelle la théorie de la causalité narrative, c’est-à-dire qu’une fois commencé, un conte prend une forme. Il récupère les vibrations de toutes ses autres versions ayant jamais existé.

Voilà pourquoi l’histoire continue de se répéter sans cesse.

Un millier de héros ont ainsi dérobé le feu aux dieux. Un millier de loups ont dévoré mère-grand, un millier de princesses ont reçu un baiser. Un million d’acteurs inconscients ont emprunté sans le savoir les allées du conte.

Il est désormais impossible pour le troisième et dernier fils d’un roi, s’il doit se lancer dans une quête qui a déjà emporté ses deux frères aînés, de ne pas réussir.

Les contes se fichent des personnages qu’ils mettent en scène. L’important, c’est que le conte soit raconté, que le conte soit répété. Ou, si vous préférez une autre façon de voir : les contes sont une forme de vie parasite, ils faussent les existences pour leur seul bénéfice[2].

Seul un être sortant de l’ordinaire peut résister et devenir le bicarbonate de l’histoire. Il était une fois…

Des mains grises empoignèrent le marteau, lui firent décrire un arc de cercle et l’abattirent si fort que le piquet s’enfonça d’une longueur de bras dans la terre meuble.

Deux autres coups, et le piquet fut en place, inébranlable.

Depuis les arbres autour de la clairière, les serpents et les oiseaux observaient en silence. Dans le marais, les alligators dérivaient comme des flaques d’eau malfaisantes.

Les mains grises saisirent la barre transversale, la mirent à son tour en position et la ligaturèrent avec des plantes rampantes tellement serrées qu’elles en gémirent.

Elle, elle regardait l’homme. Puis elle ramassa un bout de miroir et l’attacha au sommet du piquet.

« Labi », dit-elle.

L’homme prit l’habit à queue de pie et l’enfila sur la traverse. Le morceau de bois n’était pas assez long, si bien que l’extrémité des manches pendouillait, vide.

« Chapo », ajouta-t-elle.

Le chapeau était haut, rond et noir. Il luisait.

Le bout de miroir étincelait entre les ténèbres du chapeau et l’habit.

« Ça va marcher ? demanda-t-il.

— Oui, répondit-elle. Glaces aussi ont leur riflet. Faut combatte glaces avec d’aut glaces. » Elle lança un regard mauvais à travers les arbres en direction d’une tour blanche élancée au loin. « Faut touvé son riflet à elle.

— Faudra que ça porte loin, alors.

— Oui. Nous bousoin tout l’aide possib. »

Elle fit des yeux le tour de la clairière. Elle avait appelé monsieur Auchamp, dame Bonne Anna, Hotaloga André et Bonhomme Grand-Pas. Ce n’étaient sans doute pas de très bons dieux.

Mais elle n’avait pas pu faire mieux.

C’est un conte sur les contes.

Ou sur ce qu’il en coûte d’être une marraine fée.

Mais aussi, notamment, sur les reflets et les miroirs.

Dans tout le multivers on trouve des tribus arriérées[3] qui se méfient des miroirs et des images, parce qu’ils volent selon elles un peu de l’âme des individus qui n’en ont déjà pas beaucoup. Les gens qui s’habillent davantage prétendent qu’il ne s’agit que de superstition, même si d’autres gens qui passent leur vie à apparaître en images d’une sorte ou d’une autre donnent l’impression de perdre de la consistance. On attribue alors le phénomène au surmenage et surtout à la surexposition.

Que de superstition. Mais une superstition n’a pas forcément tort.

Un miroir peut aspirer un peu d’âme. Un miroir peut contenir le reflet de l’ensemble de l’univers, un plein ciel d’étoiles dans un bout de verre étamé de l’épaisseur d’un souffle.

Connaître les miroirs, c’est connaître presque tout.

Regardez dedans…

… plus loin…

… vers une lumière orange au sommet d’une montagne glacée, à des milliers de kilomètres de la moiteur végétale du marais…

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1

Comme dénicher la saleté de papillon dont les battements d’ailes déclenchent toutes les tempêtes qu’on subit ces temps-ci et l’empêcher de nuire davantage.

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2

Et on se trompe sur les histoires incroyables, celles qui constituent les mythes urbains. La logique et la raison veulent qu’il s’agisse de fictions sans cesse colportées par des amateurs avides d’arguments en faveur de coïncidences curieuses, de justice immanente et ainsi de suite. Il ne s’agit pas de fictions. Elles se produisent tout le temps, partout, au gré de leurs rebonds ici et là dans l’univers. À un moment donné, des centaines de grands-mères mortes disparaissent sur les galeries de voitures volées, et autant de fidèles bergers allemands s’étouffent sur les doigts de cambrioleurs nocturnes. Et ça ne concerne pas un seul monde. Des centaines de jivpts mercuriennes tournent leurs quatre yeux vers leurs sauveteurs et déclarent: «Mon mari-couveur va être furibard — c’était son module de transport.» Les mythes urbains ne sont pas près de disparaître.

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3

Enfin, prétendues arriérées par des gens davantage habillés qu’elles.