Выбрать главу

Elle pénétra dans le salon. Un spectateur éventuel aurait pu croire la porte magique. Avant de la passer, Mémé Ciredutemps marchait comme d’habitude à grandes enjambées. Mais dès qu’elle l’eut franchie, elle se transforma soudain en une vieille femme voûtée qui se déplaçait en clopinant et dont la vue seule aurait ému tous les cœurs.

Elle s’approcha du comptoir et s’arrêta. Derrière trônait le plus grand miroir qu’elle avait jamais vu. Elle le regarda fixement, mais l’objet lui parut sans danger. Bon, il allait falloir risquer le coup.

Elle se voûta un peu plus et s’adressa au barman.

« Exquiouse mie, jeune manne », commença-t-elle[15].

Le barman lui jeta un regard indifférent sans cesser d’astiquer un verre.

« Qu’esse je peux faire pour toi, la vieille ?

Une brève lueur éclaira fugitivement la mine d’imbécillité sénile de Mémé.

« Oh… vous me comprenez ? s’étonna-t-elle.

— On en voit de tous les genres sus l’fleuve, répondit le barman.

— Je m’demandais si vous auriez l’amabilité de me prêter un… jeu de cartes, je crois que ça s’appelle, chevrota Mémé.

— Ça veut faire une partie de vieux garçon, hein ? »

Une autre lueur glaciale passa dans les yeux de Mémé tandis qu’elle répondait : « Non. Rien qu’une patience. J’aimerais essayer d’attraper l’coup. »

Il tendit la main sous le comptoir et jeta un paquet graisseux vers la sorcière.

Elle se confondit en remerciements et s’éloigna en trottinant vers une petite table dans l’ombre où elle étala quelques cartes au hasard sur le plateau maculé de ronds de verres avant de les regarder fixement.

C’est quelques minutes plus tard seulement qu’une main douce se posa sur son épaule. Elle leva les yeux sur un visage amical et ouvert auquel on prêterait sans hésiter ses économies. Une dent en or scintilla lorsque l’homme prit la parole.

« Excusez-moi, bonne mère, dit-il, mais mes amis et moi… (il fit un geste en direction d’autres visages accueillants autour d’une table voisine) nous nous sentirions plus rassurés si vous acceptiez de vous joindre à nous. C’est très risqué pour une femme de voyager seule. »

Mémé Ciredutemps lui adressa un gentil sourire puis fit un geste vague en direction de ses cartes.

« J’arrive jamais à me rappeler si les “uns”, ça vaut plus ou moins que les images, dit-elle. Si ça continue, j’vais oublier ma tête, j’crois bien ! »

Ils éclatèrent tous de rire. Mémé clopina jusqu’à l’autre table. Elle s’installa à la place libre, ce qui lui mettait le miroir juste derrière l’épaule.

Elle sourit toute seule puis se pencha avec impatience.

« Bon, dites-moi, fit-elle, comment on joue à ce jeu, alors ? »

Toutes les sorcières ont une conscience aiguë des contes. Elles les sentent, de la même façon qu’un baigneur dans un petit étang sent une truite inopinée.

Connaître le mécanisme des contes, c’est presque avoir partie gagnée.

Par exemple, quand un pigeon indéniable s’assied en compagnie de trois tricheurs chevronnés et demande « Comment on joue à ce jeu, alors ? », c’est que quelqu’un va bientôt y perdre jusqu’à ses dernières dents.

Magrat et Nounou Ogg étaient assises côte à côte sur la couchette étroite. Nounou chatouillait distraitement le ventre de Gredin qui ronronnait.

« Elle va se mettre dans un sale pétrin si elle se sert de la magie pour gagner, dit Magrat. Et elle aime pas perdre, vous le savez », ajouta-t-elle.

Mémé Ciredutemps n’était pas bonne perdante. Elle considérait la défaite comme un inconvénient qui n’arrivait qu’aux autres.

« C’est son négo, dit Nounou Ogg. Tout l’monde en a un. Un négo. Et elle en a un bien gros. Évidemment, c’est normal d’avoir un gros négo quand on est sorcière.

— Elle va se servir de la magie, c’est sûr, dit Magrat.

— C’est tenter le Destin d’user de magie dans un jeu de hasard. Tricher, ça va. C’est correct, comme qui dirait. Tu comprends, tout le monde peut tricher. Mais se servir de la magie… ben, c’est tenter le Destin.

— Non. Pas le Destin », rectifia mystérieusement Magrat.

Nounou Ogg frissonna.

« Allez, fit Magrat. On peut pas la laisser faire ça.

— C’est son négo, répéta Nounou d’une petite voix. C’est affreux, ça, un gros négo. »

« J’ai, fit Mémé, trois petites images de rois, des machins comme ça, et trois de ces cartes rigolotes avec un “un” marqué dessus. »

Les trois hommes, la mine épanouie, échangèrent des clins d’œil.

« Un triple oignon ! dit celui qui avait amené Mémé à la table et s’appelait, avait-elle appris, monsieur Lefranc.

— Et c’est bien, hein ? demanda Mémé.

— Ça veut dire que vous gagnez une fois de plus, chère madame ! » Il poussa vers elle une pile de pièces.

« Bon sang, s’exclama Mémé. Ça veut dire que j’ai… combien ça fait ?… presque cinq piastres maintenant ?

— C’est à n’y rien comprendre, dit monsieur Lefranc. Ça doit être la fameuse chance des débutants, non ?

— La misère nous guette si ça continue, fit un de ses compagnons.

— Elle va nous prendre jusqu’à nos chemises, c’est sûr, renchérit le troisième. Haha.

— Je crois qu’on ferait mieux d’abandonner tout de suite, dit monsieur Lefranc. Haha.

— Haha.

— Haha.

— Oh, j’veux continuer, moi, fit Mémé en souriant d’un air inquiet. J’commence juste à comprendre.

— Alors, autant nous donner une petite chance de regagner un peu de ce qu’on a perdu, haha, dit monsieur Lefranc. Haha.

— Haha.

— Haha.

— Haha. Qu’est-ce que vous dites d’un enjeu d’une demi-piastre ? Hah.

— Oh, à mon avis elle va vouloir un enjeu d’une piastre, une joueuse comme elle, fit le troisième homme.

— Haha. »

Mémé baissa les yeux sur son tas de pièces. L’espace d’un instant elle parut hésiter puis comprit visiblement qu’elle ne risquait pas de perdre grand-chose, vu la façon dont les cartes la favorisaient.

« Oui ! dit-elle. Une piastre l’enjeu ! » Elle s’empourpra. « Passionnant, hein ?

— Ouais », fit monsieur Lefranc. Il attira le paquet de cartes vers lui.

Il y eut un bruit horrible. Les trois hommes regardèrent fixement du côté du comptoir où des éclats de miroir pleuvaient sur le plancher.

« Qu’est-ce qui se passe ? »

Mémé lui fit un doux sourire de grand-mère. Elle ne s’était pas retournée, semblait-il.

« À mon avis, le verre qu’il nettoyait à dû lui glisser de la main et voler en plein dans le miroir, dit-elle. J’espère qu’il aura pas à le rembourser sur son salaire, le pauvre. »

Les hommes échangèrent des regards.

« Allons, dit Mémé, ma piastre attend. »

Monsieur Lefranc contempla nerveusement l’encadrement dévasté. Puis il haussa les épaules.

Son mouvement débloqua autre chose ailleurs. On entendit un claquement assourdi, comme une souricière procédant aux derniers sacrements. Monsieur Lefranc blêmit et s’étreignit la manche. Un petit bidule métallique composé de ressorts et de tiges tordues tomba. Un as de tasse tout chiffonné s’y trouvait emmêlé.

вернуться

15

Un peu de Nounou Ogg avait déteint sur son entourage.