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Nous ne concevons guère à quoi tendent toutes ces criailleries, à quoi bon toutes ces colères et tous ces abois, – et qui pousse messieurs les Geoffroy au petit pied à se faire les don Quichotte de la morale, et, vrais sergents de ville littéraires, à empoigner et à bâtonner, au nom de la vertu, toute idée qui se promène dans un livre la cornette posée de travers ou la jupe troussée un peu trop haut. – C’est fort singulier.

L’époque, quoi qu’ils en disent, est immorale (si ce mot-là signifie quelque chose, ce dont nous doutons fort), et nous n’en voulons pas d’autre preuve que la quantité de livres immoraux qu’elle produit et le succès qu’ils ont. – Les livres suivent les mœurs et les mœurs ne suivent pas les livres. – La Régence a fait Crébillon, ce n’est pas Crébillon qui a fait la Régence. Les petites bergères de Boucher étaient fardées et débraillées, parce que les petites marquises étaient fardées et débraillées. – Les tableaux se font d’après les modèles et non les modèles d’après les tableaux. Je ne sais qui a dit je ne sais où que la littérature et les arts influaient sur les mœurs. Qui que ce soit, c’est indubitablement un grand sot. – C’est comme si l’on disait: Les petits pois font pousser le printemps; les petits pois poussent au contraire parce que c’est le printemps, et les cerises parce que c’est l’été. Les arbres portent les fruits, et ce ne sont pas les fruits qui portent les arbres assurément, loi éternelle et invariable dans sa variété; les siècles se succèdent, et chacun porte son fruit qui n’est pas celui du siècle précédent; les livres sont les fruits des mœurs.

À côté des journalistes moraux, sous cette pluie d’homélies comme sous une pluie d’été dans quelque parc, il a surgi, entre les planches du tréteau saint-simonien, une théorie de petits champignons d’une nouvelle espèce assez curieuse, dont nous allons faire l’histoire naturelle.

Ce sont les critiques utilitaires. Pauvres gens qui avaient le nez court à ne le pouvoir chausser de lunettes, et cependant n’y voyaient pas aussi loin que leur nez.

Quand un auteur jetait sur leur bureau un volume quelconque, roman ou poésie, – ces messieurs se renversaient nonchalamment sur leur fauteuil, le mettaient en équilibre sur ses pieds de derrière, et, se balançant d’un air capable, ils se rengorgeaient et disaient:

–  À quoi sert ce livre? Comment peut-on l’appliquer à la moralisation et au bien-être de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre? Quoi! pas un mot des besoins de la société, rien de civilisant et de progressif! Comment, au lieu de faire la grande synthèse de l’humanité, et de suivre, à travers les événements de l’histoire, les phases de l’idée régénératrice et providentielle, peut-on faire des poésies et des romans qui ne mènent à rien, et qui ne font pas avancer la génération dans le chemin de l’avenir? Comment peut-on s’occuper de la forme, du style, de la rime en présence de si graves intérêts? – Que nous font, à nous, et le style et la rime, et la forme? c’est bien de cela qu’il s’agit (pauvres renards, ils sont trop verts)! – La société soufre, elle est en proie à un grand déchirement intérieur (traduisez: personne ne veut s’abonner aux journaux utiles). C’est au poète à chercher la cause de ce malaise et à le guérir. Le moyen, il le trouvera en sympathisant de cœur et d’âme avec l’humanité (des poètes philanthropes! ce serait quelque chose de rare et de charmant). Ce poète, nous l’attendons, nous l’appelons de tous nos vœux. Quand il paraîtra, à lui les acclamations de la foule, à lui les palmes, à lui les couronnes, à lui le Prytanée…

À la bonne heure; mais, comme nous souhaitons que notre lecteur se tienne éveillé jusqu’à la fin de cette bienheureuse Préface, nous ne continuerons pas cette imitation très fidèle du style utilitaire, qui, de sa nature, est passablement soporifique, et pourrait remplacer, avec avantage, le laudanum et les discours d’académie.

Préface Non, imbéciles, non, crétins et goitreux…

Non, imbéciles, non, crétins et goitreux que vous êtes, un livre ne fait pas de la soupe à la gélatine; – un roman n’est pas une paire de bottes sans couture; un sonnet, une seringue à jet continu; un drame n’est pas un chemin de fer, toutes choses essentiellement civilisantes, et faisant marcher l’humanité dans la voie du progrès.

De par les boyaux de tous les papes passés, présents et futurs, non et deux cent mille fois non.

On ne se fait pas un bonnet de coton d’une métonymie, on ne chausse pas une comparaison en guise de pantoufle; on ne se peut servir d’une antithèse pour parapluie; malheureusement, on ne saurait se plaquer sur le ventre quelques rimes bariolées en manière de gilet. J’ai la conviction intime qu’une ode est un vêtement trop léger pour l’hiver, et qu’on ne serait pas mieux habillé avec la strophe, l’antistrophe et l’épode que cette femme du cynique qui se contentait de sa seule vertu pour chemise, et allait nue comme la main, à ce que raconte l’histoire.

Cependant le célèbre M. de La Calprenède eut une fois un habit, et, comme on lui demandait quelle étoffe c’était, il répondit: Du Silvandre. – Silvandre était une pièce qu’il venait de faire représenter avec succès.

De pareils raisonnements font hausser les épaules par-dessus la tête, et plus haut que le duc de Glocester.

Des gens qui ont la prétention d’être des économistes, et qui veulent rebâtir la société de fond en comble, avancent sérieusement de semblables billevesées.

Un roman a deux utilités: – l’une matérielle, l’autre spirituelle, si l’on peut se servir d’une pareille expression à l’endroit d’un roman. – L’utilité matérielle, ce sont d’abord les quelques mille francs qui entrent dans la poche de l’auteur, et le lestent de façon que le diable ou le vent ne l’emportent; pour le libraire, c’est un beau cheval de race qui piaffe et saute avec son cabriolet d’ébène et d’acier, comme dit Figaro; pour le marchand de papier, une usine de plus sur un ruisseau quelconque, et souvent le moyen de gâter un beau site; pour les imprimeurs, quelques tonnes de bois de campêche pour se mettre hebdomadairement le gosier en couleur; pour le cabinet de lecture, des tas de gros sous très prolétairement vert-de-grisés, et une quantité de graisse, qui, si elle était convenablement recueillie et utilisée, rendrait superflue la pêche de la baleine. – L’utilité spirituelle est que, pendant qu’on lit des romans, on dort, et on ne lit pas de journaux utiles, vertueux et progressifs, ou telles autres drogues indigestes et abrutissantes.

Qu’on dise après cela que les romans ne contribuent pas à la civilisation. – Je ne parlerai pas des débitants de tabac, des épiciers et des marchands de pommes de terre frites, qui ont un intérêt très grand dans cette branche de littérature, le papier qu’elle emploie étant, en général, de qualité supérieure à celui des journaux.

En vérité, il y a de quoi rire d’un pied en carré, en entendant disserter messieurs les utilitaires républicains ou saint-simoniens. – Je voudrais bien savoir d’abord ce que veut dire précisément ce grand flandrin de substantif dont ils truffent quotidiennement le vide de leurs colonnes, et qui leur sert de schibroleth et de terme sacramentel. – Utilité: quel est ce mot, et à quoi s’applique-t-il?

Il y a deux sortes d’utilité, et le sens de ce vocable n’est jamais que relatif. Ce qui est utile pour l’un ne l’est pas pour l’autre. Vous êtes savetier, je suis poète. – Il est utile pour moi que mon premier vers rime avec mon second. – Un dictionnaire de rimes m’est d’une grande utilité; vous n’en avez que faire pour carreler une vieille paire de bottes, et il est juste de dire qu’un tranchet ne me servirait pas à grand-chose pour faire une ode. – Après cela, vous objecterez qu’un savetier est bien au-dessus d’un poète, et que l’on se passe mieux de l’un que de l’autre. Sans prétendre rabaisser l’illustre profession de savetier, que j’honore à l’égal de la profession de monarque constitutionnel, j’avouerai humblement que j’aimerais mieux avoir mon soulier décousu que mon vers mal rimé, et que je me passerais plus volontiers de bottes que de poèmes. Ne sortant presque jamais et marchant plus habilement par la tête que par les pieds, j’use moins de chaussures qu’un républicain vertueux qui ne fait que courir d’un ministère à l’autre pour se faire jeter quelque place.