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Il était trois heures du matin, la veille du Jour de la Moisson, et Stanley Ruiz se disait que la soirée était enfin terminée. La dernière source de musique s’était tue vingt minutes auparavant — Sheb, qui avait continué à jouer encore une heure après le départ des mariachis, ronflait maintenant, vautré dans la sciure. Sai Thorin était au premier, mais les Grands Chasseurs du Cercueil n’avaient pas donné signe de vie. Stanley se doutait qu’ils devaient se trouver ce soir à Front de Mer. Il se doutait aussi vaguement que des menées obscures étaient en train, sans être tout à fait fixé sur ce point. Il leva les yeux vers le regard vitreux et dédoublé du Gai Luron.

— Et fixé, je ne tiens point du tout à l’être, mon vieux. Tout ce dont j’ai envie, c’est de neuf heures de sommeil non-stop — demain, ce sera la fête proprement dite et personne ne s’en ira avant l’aube. Aussi…

Un cri perçant retentit quelque part derrière le bâtiment. Stanley, dans le bond qu’il fit en arrière, vint cogner sourdement le bar. Près du piano, Sheb leva brièvement la tête, marmonna « kezaco ? » et en retombant, son front fit résonner le plancher.

Stanley, malgré sa peu pressante envie d’enquêter sur l’origine de ce cri, supposa qu’il y était néanmoins tenu. Il aurait juré que c’était ce vieux débris de Pettie le Trottin qui l’avait poussé.

— J’aimerais bien que tu dégages ton vieux cul flasque de la ville, et au trot encore, marmonna-t-il avant de se pencher et de fouiller sous le bar.

On trouvait là deux solides massues baptisées La Calmante et La Tuante. La Calmante, taillée dans un bois lisse et noueux, garantissait deux heures d’éteignoir chaque fois qu’on l’abattait à l’endroit adéquat sur le crâne d’un gueulard.

Stanley, après s’être consulté, choisit l’autre massue. Plus courte que La Calmante, La Tuante, plus large du bout, était hérissée de clous.

Stanley gagna l’extrémité du bar, franchit une porte et traversa une réserve plongée dans l’obscurité, où s’empilaient des tonneaux fleurant le graf et le whisky. Au fond, se trouvait une porte donnant sur la cour de derrière. Stanley s’en approcha, prit une profonde inspiration et la déverrouilla. Il s’attendait à ce que Pettie poussât un autre cri à vriller les tympans, mais rien de tel ne se produisit. On n’entendait que le vent.

P’t-être que t’auras la chance qu’elle soille tuée, songea Stanley.

Il ouvrit la porte, se tenant en retrait, la massue cloutée levée.

Pettie n’était pas tuée. Vêtue d’une robe fourreau souillée (trop tinette, en somme, vu les circonstances), la pute, immobilisée dans l’allée qui menait aux cabinets, mains serrées au-dessus de sa poitrine bombée et en dessous des fanons de dindon de son cou, contemplait le ciel.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Stanley, se hâtant de la rejoindre. T’as abrégé ma vie de dix ans avec la frousse que tu m’as filée. Si fait.

— La lune, Stanley ! chuchota-t-elle. Regarde la lune, tu veux !

Il leva la tête et ce qu’il aperçut fit battre son cœur à grands coups, mais il tâcha de parler calmement et raison garder.

— Allons, allons, Pettie, c’est de la poussière, c’est tout. Perds point la boule, ma chérie, tu sais bien que le vent a soufflé ces jours derniers et qu’y a pas eu de pluie pour nettoyer ce dont il était chargé ; c’est de la poussière, rien d’autre.

Pourtant, cela semblait n’avoir rien à voir avec la poussière.

Au-dessus de leurs têtes, la Lune du Démon affichait son rictus et clignait de l’œil à travers ce qui paraissait un voile de sang aux reflets changeants.

CHAPITRE 7

Le cristal change de mains

1

Tandis que certaine pute et certain barman fixaient encore, bouche bée, la lune sanglante, un éternuement réveilla Kimba Rimer.

Merde, un rhume pour la Moisson, songea-t-il. D’autant que je dois rester pas mal dehors les deux jours prochains, j’aurai de la veine si ça se transforme pas en…

Quelque chose — une plume ? — lui chatouilla le bout du nez et il éternua de plus belle. L’éternuement, expectoré par son torse maigrelet et la fente desséchée qui lui tenait lieu de bouche, fit l’effet d’un coup de pistolet de petit calibre dans la chambre obscure.

— Qui est là ? cria-t-il.

Pas de réponse. Rimer imagina soudain qu’un oiseau, désagréable et de mauvaise plume, s’étant introduit dans la pièce pendant le jour, voletait à présent dans le noir et lui avait effleuré la figure pendant qu’il dormait. Il en eut la chair de poule — oiseaux, insectes, chauves-souris, il les détestait tous en bloc — et il chercha à tâtons la lampe à gaz sur la table de nuit avec un tel empressement qu’il faillit l’envoyer valser sur le sol.

Au moment où il attirait la lampe à lui, le chatouillement reprit. Cette fois, lui soufflant sur la joue. Rimer poussa un cri, se rencognant contre les oreillers et la lampe agrippée contre sa poitrine. Il tourna la molette latérale, entendit le sifflement du gaz, produisit l’étincelle. Dans le maigre halo de la lampe allumée, il ne vit pas voleter un oiseau, mais Clay Reynolds, assis au bord du lit ; il tenait à la main la plume avec laquelle il avait titillé le Chancelier de Mejis et dissimulait l’autre sous sa cape, posée sur ses genoux.

Rimer avait déplu à Reynolds dès leur première rencontre dans les bois, loin à l’ouest de la ville — ces mêmes bois, au-delà de Verrou Canyon, où à présent Latigo, l’homme de Farson, avait cantonné le principal contingent de sa troupe. Il faisait grand vent, la nuit où lui et les autres Grands Chasseurs du Cercueil avaient pénétré dans la petite clairière où Rimer, en compagnie de Lengyll et de Croydon, les attendaient, assis près d’un feu de camp. La cape de Reynolds tourbillonnait autour de lui et Rimer l’avait salué d’un Voici sai Manto aux grands éclats de rire des deux autres. Or, ce qui avait été lancé comme une plaisanterie anodine, Reynolds l’avait reçu tout autrement. En maints territoires qu’il avait parcourus, manto ne signifiait aucunement « cape », mais « jaquette » ou « fiotte ». Autrement dit, un terme d’argot pour désigner un homosexuel. Que Rimer (qui n’avait jamais quitté sa province malgré son vernis de dandy cynique) eût ignoré ce détail linguistique ne vint pas une seconde à l’esprit de Reynolds. Il croyait savoir quand on l’humiliait ; et s’il pouvait rendre la monnaie de sa pièce à qui l’avait ainsi rabaissé, il n’hésitait jamais.

Pour Kimba Rimer, l’heure du règlement de comptes avait sonné.

— Reynolds ? Qu’est-ce que vous faites là ? Comment êtes-vous entr… ?

— Tu t’adresses pas à la bonne personne, répliqua l’homme installé sur le lit. Y a pas de Reynolds ici, rien que le Señor Manto.

Il exhiba alors la main qu’il avait tenue cachée sous sa cape jusque-là. Elle était armée d’un cuchillo finement aiguisé. Reynolds en avait fait l’emplette au Marché d’En Bas avec cette corvée en tête. Alors il le brandit et plongea la lame de douze pouces dans la poitrine de Rimer. Elle y entra jusqu’à la garde, le clouant au lit comme une punaise. Une punaise de matelas, songea Reynolds.

Les mains de Rimer lâchèrent la lampe, qui roula au bas du lit et atterrit sur la carpette sans se briser. Sur le mur du fond se dessinaient l’ombre distordue de Kimba Rimer qui se débattait et celle de son assassin penché sur lui comme un vautour affamé.