Reynolds leva la main qui avait frappé, la tournant de telle sorte que le petit cercueil tatoué en bleu entre le pouce et l’index se retrouve à hauteur des yeux de Rimer. Il tenait à ce que ce soit la dernière chose que Rimer voie de ce côté-ci de la clairière.
— Amuse-toi un peu à me ridiculiser, maintenant, dit Reynolds en souriant. Allez, vas-y, je t’écoute.
Peu avant cinq heures, Thorin le Maire s’éveilla d’un rêve affreux. Dans son cauchemar, un oiseau à l’œil rose survolait sans trêve la Baronnie. Là où son ombre portée touchait, l’herbe jaunissait, les feuilles tombaient des arbres et les récoltes pourrissaient sur pied. L’ombre de l’oiseau transformait sa verte et riante Baronnie en une terre de désolation, une terre perdue. C’est peut-être bien ma Baronnie, mais c’est aussi mon oiseau, se dit-il juste avant de s’éveiller, pelotonné en une boule frissonnante d’un côté du lit. Mon oiseau, car je l’ai apporté ici et l’ai laissé sortir de sa cage.
Thorin savait qu’il n’avait plus de sommeil en réserve, cette nuit. Il se versa un verre d’eau, le but, puis gagna son bureau, dégageant machinalement sa chemise de nuit de la fente de son vieux cul osseux, ce faisant. Le pompon de son bonnet de nuit ballait entre ses omoplates et ses genoux craquaient au moindre de ses pas.
Quant au sentiment de culpabilité véhiculé par le rêve… eh bien, ce qui était fait était fait. Un jour encore et Jonas & compagnie obtiendraient ce qu’ils étaient venus chercher (en y mettant généreusement le prix) ; le jour d’après, ils seraient partis. Envole-toi au loin, oiseau à l’œil rose et à l’ombre pestilentielle ; retourne-t’en à tire-d’aile d’où tu viens et emmène avec toi les Grands Chasseurs du Cercueil. Thorin soupçonnait qu’au Terme de l’Année, il serait bien trop occupé à tremper son biscuit pour avoir l’esprit embarrassé par ce genre de choses. Ou pour faire des rêves pareils.
En outre, les rêves dépourvus d’indices clairs n’étaient que de simples rêves et en rien des présages.
Les bottes, dont le bout éraflé dépassait des tentures du bureau, auraient sans doute pu représenter un indice clair, mais Thorin ne regarda pas dans leur direction. Ses yeux restèrent fixés sur la bouteille près de son fauteuil favori. Boire du vin clairet sur le coup de cinq heures du matin n’était pas le genre d’habitude à prendre, mais pour une fois, cela ne lui ferait pas de mal. Il avait fait un vilain cauchemar, au nom des dieux et après tout…
— … demain, c’est la Moisson, dit-il à haute voix, en s’installant près de l’âtre dans son fauteuil à oreillettes. Je pense qu’un homme peut se déboutonner un peu, la Moisson venue.
Il se versa à boire, le dernier verre qu’il s’octroierait en ce monde. Il toussa quand le feu de l’alcool le frappa à l’estomac et lui réchauffa la gorge en refluant. Ah, c’était mieux, si fait, beaucoup mieux. Plus d’oiseaux géants à présent, plus d’ombres empoisonnées. Il étira les bras et, entrelaçant ses longs doigts noueux, se livra à son vice de les faire craquer.
— Je déteste que tu fasses ça, saleté de squelette ambulant, souffla une voix au creux de l’oreille gauche de Thorin.
Ce dernier sursauta. Et dans sa poitrine, son cœur épousa horriblement ce sursaut. Le verre vide lui échappa des mains et cette fois, pas de carpette pour amortir sa chute : il se fracassa sur la pierre du foyer.
Avant même que Thorin ait pu pousser un cri, Roy Depape balaya d’un revers de main le bonnet de nuit municipal et, empoignant les vestiges follets de la crinière municipale, tira la tête municipale en arrière. Le couteau de Depape, bien plus modeste que celui utilisé par Reynolds, n’en trancha pas moins proprement la gorge du vieillard. Le sang aspergea d’écarlate la pénombre de la pièce. Depape lâcha les cheveux de Thorin, retourna près des tentures où il s’était dissimulé et ramassa quelque chose sur le plancher. La vigie de Cuthbert. Depape revint près du fauteuil et la déposa sur les genoux du Maire agonisant.
— L’oiseau… gargouilla Thorin, la bouche pleine de sang. L’oiseau !
— Ouair, vieux schnock, malin à toi de remarquer ça à un moment pareil, j’dirai.
Depape projeta à nouveau la tête de Thorin en arrière et l’énucléa proprement en deux brefs coups de couteau. Un œil atterrit dans l’âtre sans feu ; l’autre frappa le mur et glissa derrière soufflet et pincettes. Le pied droit de Thorin tremblota brièvement avant de s’immobiliser.
Encore une tâche à remplir.
Depape jeta un regard alentour et, apercevant le bonnet de nuit de Thorin, décida que le pompon ferait l’affaire. S’en emparant, il le trempa dans le sang qui mouillait la poitrine du Maire et dessina le sigleu de l’Homme de Bien…
… sur le mur.
— Là, murmura-t-il en prenant du champ. Si ça les achève pas, rien sur terre n’y réussira.
Assez vrai. La seule question pour l’instant sans réponse était de savoir si on pouvait capturer vivant le ka-tet de Roland.
Jonas avait indiqué exactement à Fran Lengyll où poster ses hommes : deux dans l’écurie et six autres à l’extérieur, dont trois dissimulés derrière du vieux matériel rouillé, deux cachés dans les ruines calcinées de la demeure et un dernier — Dave Hollis — tapi sur le toit de l’écurie, faisant le guet depuis le faîte. Lengyll fut heureux de constater que les hommes de sa patrouille prenaient leur boulot au sérieux. Ils ne devaient affronter que des gamins, c’était vrai, mais des gamins qui en une occasion avaient tenu tête et coiffé sur le poteau les Grands Chasseurs du Cercueil en personne.
Le Shérif Avery donna l’impression de diriger les opérations, du moins jusqu’à ce qu’ils arrivent à portée de voix du Bar K. Alors, Fran Lengyll, mitraillette en bandoulière — et se tenant aussi droit en selle qu’à l’époque de ses vingt ans —, prit le commandement. Avery, qui avait l’air nerveux et à bout de souffle, parut plus soulagé qu’offensé de son initiative.
— Je vais vous poster comme indiqué, car c’est un bon plan et je n’y trouve rien à redire, avait confié Lengyll à ses hommes.
Dans l’obscurité, on distinguait à peine leurs visages, leurs traits étant comme brouillés.
— Y a qu’une chose que j’vas vous dire de mon propre chef. Pas nécessaire qu’on les prenne vifs, mais c’est mieux si on l’fait — c’est la Baronnie qu’on a envie qu’elle se charge de les liquider, les gens du peuple, quoi, et ça liquidera comme ça toute l’affaire. Mais vous pouvez vous asseoir dessus si ça vous chante. Alors, moi, j’vous dis ceci : s’y a une bonne raison de tirer, tirez. Mais j’écorch’ l’premier qui tire sans raison valab’. Compris ?
Pas de réponse. Apparemment, ils avaient reçu le message.
— Fort bien, avait conclu Lengyll avec un visage de marbre. J’vous donne une minute pour vous assurer qu’vot’ barda est bien empaqu’té et on y va. Plus un mot à partir d’ici jusqu’à là-bas.
Roland, Cuthbert et Alain sortirent du baraquement à six heures et quart ce matin-là et s’alignèrent sur la véranda. Alain finissait son café. Cuthbert bâillait en s’étirant. Roland boutonnait sa chemise en regardant vers le sud-ouest, dans la direction de la Mauvaise Herbe. Il ne rêvassait pas à des embuscades mais à Susan. Et à ses larmes. Ah, comme je le déteste, ce vieux ka avide ! avait-elle dit.