Ses instincts n’étaient pas en éveil ; le shining d’Alain, qui avait perçu Jonas le jour où ce dernier avait tué leurs pigeons voyageurs, n’eut pas même un frémissement. Quant à Cuthbert…
— Encore un jour de quiétude ! clama le digne garçon à l’adresse du ciel d’aube. Encore un jour de grâce ! Encore un jour de silence, brisé seulement par le soupir de l’amoureux et le roulement des sabots des chevaux !
— Et encore un jour à supporter tes conneries ! conclut Alain. On y va ?
Ils entreprirent de traverser la cour d’entrée, sans percevoir le moins du monde les huit paires d’yeux braqués sur eux. Ils pénétrèrent dans l’écurie, passant devant les deux hommes postés de part et d’autre de la porte : l’un, planqué derrière une antique herse, l’autre accroupi à l’abri d’une meule de foin éparpillé ; tous deux avaient dégainé leur arme.
Seul Flash sentait quelque chose d’insolite. Il frappait du sabot, roulant des yeux affolés et, quand Roland tenta de le faire sortir à reculons de sa stalle, il se cabra.
— Tout doux, mon garçon, dit ce dernier, jetant un regard alentour. La faute aux araignées, je suppose. Il les déteste.
À l’extérieur, Lengyll se redressa et fit signe à ses hommes d’avancer. Ils s’approchèrent silencieusement de la porte de l’écurie. Sur le toit, Dave Hollis pointait son arme : il avait fourré son monocle dans la poche de son gilet pour éviter d’être trahi par un reflet malencontreux.
Cuthbert fit sortir sa monture de l’écurie, suivi d’Alain. Roland fermait la marche, tenant la bride courte au hongre nerveux qui piaffait.
— Regardez, s’exclama Cuthbert gaiement.
Ne s’apercevant toujours pas de la présence des hommes, maintenant exactement dans son dos et celui de ses amis, il montrait un point au nord.
— Un nuage en forme d’ours ! Quel bon présage pour…
— Halte, goujats ! leur intima Fran Lengyll. Bougez plus un doigt de pied, bons dieux.
Alain esquissa un retournement — plus sous l’effet du choc qu’autre chose —, provoquant par là une vaguelette de cliquetis, telle une ribambelle de rameaux secs qui craqueraient en même temps sous le pas. Le son que rendirent pistolets et mousquetons quand on les arma.
— Non, Al ! fit Roland. Ne bouge pas ! Non !
Le désespoir lui montait à la gorge comme une giclée de poison, des larmes de rage lui picotaient les yeux… mais il se tint tranquille. Cuthbert et Alain devaient l’imiter en tout point. S’ils bougeaient, ils seraient tués.
— Ne bougez pas, tous les deux ! leur cria-t-il encore une fois.
— Voilà qui est sagement parlé, mon goujat.
La voix de Lengyll s’était rapprochée, un bruit multiple de pas l’accompagnait.
— Mets les mains dans le dos.
Deux ombres encadrèrent Roland, allongées par la prime lumière du jour. Celle de gauche, massive, devait être projetée par le Shérif Avery. Il ne leur offrirait probablement pas de thé blanc aujourd’hui. L’autre ombre devait appartenir à Lengyll.
— Dépêchons, Dearborn, si c’est bien là ton nom. Dans le dos, vite. Tout au bas. Tes ’colytes ont des flingues braqués sur eux, et si on vous ramène à deux au lieu d’trois, la terre s’arrêtera point d’tourner.
Ils ne veulent courir aucun risque avec nous, songea Roland avec une bouffée d’orgueil malvenu, escortée d’un arrière-goût d’amusement. Mais ce goût-là était amer ; persistant et très amer.
— Roland !
C’était Cuthbert, on décelait de l’angoisse dans sa voix.
— Roland, non !
Mais il n’avait pas le choix. Roland mit ses mains derrière son dos. Flash émit un petit hennissement de réprobation — comme pour exprimer la grandissime inconvenance du procédé — avant de s’éloigner au trot et d’aller se poster près du baraquement.
— T’vas sentir du métal sur tes poignets, avertit Lengyll. Esposas.
De l’acier froid glissa sur les mains de Roland. Il y eut un déclic et soudain les menottes encerclèrent ses poignets.
— Parfait, dit une autre voix. À ton tour, fiston.
— Ferait beau voir que je veuille !
La voix tremblante de Cuthbert frisait l’hystérie.
Il y eut un bruit sourd, suivi d’un cri de douleur étouffé. Roland se retourna et aperçut Alain, un genou à terre, la main gauche pressée contre son front. Du sang coulait sur sa figure.
— Tu veux que j’lui en file encor’ un coup ? demanda Jake White.
Il tenait un vieux pistolet par le canon, crosse levée.
— J’peux, t’sais ; d’bon matin, ça m’échauffe l’bras, comme qui dirait.
— Non !
Cuthbert était déchiré entre l’horreur et un sentiment proche du chagrin. Derrière lui, trois hommes en rang d’oignon ne perdaient pas une miette du spectacle.
— Alors t’vas être un bon garçon et mett’ sag’ment tes mains derrière ton dos.
Cuthbert s’exécuta, refoulant ses larmes. Les esposas lui furent passées par l’Adjoint Bridger. Les deux autres remirent Alain sur ses pieds. Il chancela quelque peu avant de se stabiliser. On le menotta. Il échangea un regard avec Roland. Alain eut un pauvre sourire. D’une certaine manière, ce fut le pire moment de cette terrible matinée d’embuscade. Roland leur adressa un signe de tête et se fit une promesse : il ne serait plus jamais capturé de la sorte, pas même s’il vivait un millier d’années.
Lengyll arborait une grande écharpe ce matin au lieu de sa cravate-lacet habituelle ; mais d’après Roland, il était engoncé dans la même redingote qu’il portait à la soirée de bienvenue du Maire, déjà si lointaine. À ses côtés, bouffi de sa propre importance, le Shérif Avery exsudait l’excitation et l’anxiété.
— Les garçons, dit le Shérif, j’vous arrêt’ pour avoir violé les lois d’la Baronnie. Pour être plus spécifique, z’êtes accusés de trahison et de meurtre.
— Et qui avons-nous assassiné ? demanda Alain d’une voix douce.
À cette question, l’un des membres de la patrouille éclata d’un rire dont Roland n’aurait su dire s’il était scandalisé ou cynique.
— Le Maire et son Chancelier, comm’ vous l’savez parfaitement, répondit Avery. À présent…
— Comment pouvez-vous faire une chose pareille ? demanda Roland avec curiosité.
Il s’adressait à Lengyll.
— Mejis est l’endroit où vous êtes né ; j’ai vu reposer dans le cimetière la longue lignée de vos ancêtres. Comment pouvez-vous faire une chose pareille à votre contrée natale, sai Lengyll ?
— J’ai point l’intention d’rester là à palabrer avec toi, fit Lengyll.
Il jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de Roland.
— Alvarez ! Va me chercher ce canasson ! Des p’tits futés comme cette bande-là devraient point avoir d’problème à s’tenir à cheval, les mains liées dans le…
— Non, répondez-moi, s’interposa Roland. Ne nous cachez rien, sai Lengyll — c’est avec vos amis que vous êtes venus ici, il n’y en a pas un seul qui ne fasse pas partie de votre cercle. Comment pouvez-vous faire une chose pareille ? Vous violeriez votre propre mère si vous la surpreniez dans son sommeil, la jupe retroussée ?
La bouche de Lengyll se tordit — ni de honte ni d’embarras, mais d’un dégoût momentanément pudibond. Puis le vieux ranchero regarda Avery.