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Ça va point tarder, songeait Rhéa, guettant avidement Thérésa dans le cristal. Elle va s’y mettre bientôt, mais faut d’abord qu’elle se débarrasse de la gamine.

Il n’y avait pas école la semaine de la Moisson et les boutiques n’ouvraient que quelques heures dans l’après-midi, aussi Thérésa expédia-t-elle sa cadette, porteuse d’un pâté. Présent de la Moisson à une voisine, supputa Rhéa, dans l’incapacité de déchiffrer les instructions silencieuses que Thérésa donnait à sa fille, tout en lui enfonçant un bonnet tricoté sur les oreilles. Et il ne devait point s’agir non plus d’une proche voisine ; elle avait besoin de temps, Thérésa Maria Dolores O’Shyven, de temps pour les corvées ménagères. Sa maison, de dimension imposante, était pourvue de multiples recoins nécessitant un nettoyage en règle.

Rhéa gloussa, et son gloussement vira à une crise de toux caverneuse. Dans son coin, Moisi fixait la vieille tel un spectre. Même loin d’être devenu un squelette ambulant à l’image de sa maîtresse, Moisi n’avait pas du tout bonne mine.

La fillette, mise dehors avec le pâté sous le bras, eut le temps de lancer à sa mère un regard inquiet avant qu’elle ne lui claque la porte au nez.

— Maintenant ! croassa Rhéa. Ces recoins t’attendent, femelle ! À genoux et au boulot !

Thérésa alla d’abord à la fenêtre. Quand elle se trouva satisfaite de ce qu’elle vit — sa fille qui franchissait la barrière et descendait la Grand-Rue, apparemment —, elle revint dans la cuisine, gagna la table, près de laquelle elle s’attarda, les yeux rêveurs perdus dans le vague.

— Pas de ça, pas le moment ! Non ! s’écria Rhéa avec impatience.

Elle ne voyait plus sa crasseuse masure, ne sentait plus ses fétides remugles. Elle avait pénétré dans l’Arc-en-Ciel du Magicien. Elle se trouvait auprès de Thérésa O’Shyven, dont le cottage avait les coins et recoins les plus propres de tout Mejis. Peut-être même de tout l’Entre-Deux-Mondes.

— Presse-toi, femelle ! hurla presque Rhéa. Attaque ton ménage !

Comme si elle l’avait entendue, Thérésa déboutonna sa robe d’intérieur, qu’elle alla déposer soigneusement sur le dossier d’une chaise après l’avoir ôtée. Puis, retroussant au-dessus du genou sa chemise, propre et reprisée, elle alla se mettre à quatre pattes dans le coin.

— C’est ça, mi corazón ! s’écria Rhéa, qui manqua s’étouffer sous un afflux de flegme, son rire le disputant à sa toux grasse.

— Vas-y, nettoie, et vivement !

Thérésa O’Shyven étira son cou au maximum, ouvrit la bouche, tira la langue et se mit à lécher le sol dans le coin. Elle lui donnait des coups de langue comme Moisi lapait son lait. Rhéa jouissait du spectacle, se frappant le genou et poussant des vivats ; son visage devenait de plus en plus congestionné tandis qu’elle se balançait de plus en plus fort. Oh, y avait pas à dire, Thérésa était sa préférée, si fait ! Aucun doute là-dessus ! À partir de maintenant, elle ramperait sur les genoux et sur les mains, le cul en l’air, pour jouer de la langue dans tous les coins, priant une obscure divinité — pas même Jésus le Dieu fait Homme — qu’elle lui pardonne qui savait quoi, tout en accomplissant sa tâche, sa pénitence. Parfois, elle récoltait des échardes dans la langue et devait s’interrompre pour cracher du sang dans l’évier. Jusqu’à présent, un sixième sens l’avait toujours fait se remettre debout et renfiler sa robe avant le retour d’un membre de sa famille ; mais Rhéa savait que tôt ou tard l’obsession maniaque de Thérésa l’entraînerait trop loin et qu’on la prendrait sur le fait. Peut-être qu’aujourd’hui serait le jour J — la gamine reviendrait peut-être plus tôt que prévu pour dépenser quelques sous en ville et découvrirait sa mère à genoux en train de récurer avec sa langue. Oh liesse et rareté ! Comme Rhéa avait envie de voir ça ! Comme elle se languissait de…

Tout à coup, Thérésa O’Shyven avait disparu. L’intérieur si bien tenu de sa maisonnette avait disparu. Tout avait disparu derrière les rideaux tirés de la lumière rose changeante. Pour la première fois, depuis des semaines, le cristal du magicien était redevenu opaque.

Rhéa, le saisissant entre ses doigts décharnés aux ongles démesurés, le secoua comme un prunier.

— Qu’est-ce qui te détraque, boule de malheur ? Qu’est-ce qui te rend patraque ?

La boule de cristal pesait lourd et les forces de Rhéa déclinaient. Après lui avoir imprimé deux ou trois violentes secousses, elle glissa entre ses doigts. Rhéa la berça en tremblant contre les vestiges aplatis de ses seins.

— Là, là, amour mien, roucoula-t-elle. T’auras qu’à revenir quand tu seras prête, si fait, Rhéa a un peu perdu son calme mais elle l’a retrouvé maintenant, elle voulait point te brusquer et pour rien au monde, elle t’aurait laissée tomber, alors t’as juste à…

Elle s’interrompit et, penchant la tête, tendit l’oreille. Des chevaux approchaient. Non, ils n’approchaient point, ils étaient déjà ici. Trois cavaliers, à ce qu’elle entendait. Ils étaient arrivés en catimini, profitant de son égarement.

Étaient-ce les garçons ? Ces garçons de malheur ?

Rhéa serra le cristal contre sa poitrine, les yeux hagards, la bave aux lèvres. Ses mains étaient à présent si frêles que la lueur rose les rendait translucides, faisant ressortir en noir les fétus de ses os.

— Rhéa ! Rhéa du Cöos !

Non, ce n’étaient pas les garçons.

— Sors donc nous remettre ce qui t’a été confié !

C’était bien pire.

— Farson réclame ce qui lui appartient ! Nous sommes venus le récupérer !

Ce n’étaient pas les garçons, mais les Grands Chasseurs du Cercueil.

— Tu l’auras jamais, espèce de sale connard à cheveux blancs, murmura-t-elle entre ses dents. Tu me le reprendras jamais.

Ses yeux lançaient de-ci de-là de brefs regards furtifs. Crâne échevelé et babines tremblantes, elle avait tout d’un coyote malade, traqué dans son dernier arroyo.

Elle baissa les yeux vers la boule de cristal et un gémissement plaintif lui échappa. Maintenant, même la lumière rose avait disparu. La sphère était aussi sombre que l’orbite d’un cadavre.

10

Un hurlement suraigu s’éleva de la masure.

Depape se tourna vers Jonas, ouvrant de grands yeux, saisi de chair de poule. L’être qui avait proféré ce cri semblait n’avoir rien d’humain.

— Rhéa ! héla Jonas de nouveau. Apporte-le ici, femme, et remets-le-nous ! J’ai pas le temps de jouer à cache-cache avec toi !

La porte de la masure s’ouvrit à la volée. Depape et Reynolds dégainèrent à l’instant même où apparaissait la mégère, clignant des yeux sous l’éclat du soleil, comme une créature ayant passé sa vie entière dans l’obscurité d’une grotte. Elle tenait à bout de bras au-dessus de sa tête le joujou préféré de John Farson. Il y avait dans la cour pléthore de fragments de roche contre lesquels le précipiter et, même si Rhéa visait mal et les ratait tous, il n’en volerait pas moins en éclats.