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Ce qui serait fâcheux. Jonas ne le savait que trop bien — il y avait certaines personnes qu’on ne pouvait se contenter de menacer. Il avait tellement concentré son attention sur les gamins — dont la capture, ô ironie du sort, avait été simple comme bonjour — qu’il ne lui était jamais venu à l’esprit de s’inquiéter de cette partie de sa mission. Et Kimba Rimer, celui qui avait suggéré que Rhéa serait la meilleure gardienne de l’Arc-en-Ciel de Maerlyn, était mort. Après tout, ne pourrait-il rejeter le blâme sur Rimer si jamais les choses tournaient mal, ici sur le Cöos ?

Puis, histoire d’empirer encore un peu les choses alors qu’il se disait qu’elles avaient atteint l’extrême Ouest sans basculer par-dessus les froids confins de la terre, Jonas entendit Depape armer le chien de son pistolet.

— Range ça, espèce d’imbécile ! gronda-t-il.

— Mais regarde-la ! gémit presque Depape. Regarde-la, Eldred !

Il ne faisait pas autre chose. La créature en robe noire paraissait porter en guise de collier la dépouille d’un serpent en putréfaction. Elle était si maigre qu’on aurait dit un squelette ambulant. Ne subsistaient plus sur la peau du crâne qui pelait que de rares touffes de cheveux. Son front et ses joues n’étaient que plaies et elle avait comme la marque d’une piqûre d’araignée au coin de la bouche. Jonas songea qu’il pouvait aussi s’agir de la fleur purpurine du scorbut, mais que ce soit l’une ou l’autre lui importait peu. Son principal souci, c’était le cristal que la mourante saisie de frissons brandissait entre ses longs doigts griffus au-dessus de sa tête.

11

L’éclat du soleil éblouissait Rhéa à tel point qu’elle n’aperçut pas l’arme braquée sur elle. Et quand elle retrouva sa vision normale, Depape avait déjà rengainé. Elle passa en revue les hommes qui lui faisaient face — le rouquin à lunettes, l’individu à la cape et le vieux Jonas à la Crinière Blanche — et laissa échapper un rire rauquissime. Dire qu’elle avait eu peur d’eux, de ces si puissants Grands Chasseurs du Cercueil ! Mais, aux noms des dieux, pourquoi donc ? Ce n’étaient que des hommes comme les autres, de simples mortels, et elle avait battu à plates coutures leurs pareils, sa vie durant. Oh bien sûr, campés sur leurs ergots, ils étaient persuadés de régner sur le poulailler — personne dans l’Entre-Deux-Mondes n’accusait l’un d’entre eux d’avoir oublié le visage de sa mère — mais au fond, ce n’étaient que de pauvres diables, émus aux larmes par une triste mélodie, mis complètement hors de combat par une poitrine féminine dénudée et, par-dessus tout, sujets à être manipulés pour s’être estimés forts, puissants, et sages.

Le cristal s’était assombri, mais elle avait beau détester cette opacité, elle lui avait éclairci d’autant les idées.

— Jonas ! héla-t-elle. Eldred Jonas !

— Je suis là, devant toi, la vieille mère, dit-il. Que tes journées soient longues et tes nuits plaisantes.

— Laisse là tes souhaits, le temps presse.

Elle avança de quelques pas, puis s’immobilisa, le cristal toujours au-dessus de la tête. À ses pieds, une grosse pierre grise saillait du sol broussailleux. Elle la regarda puis releva les yeux vers Jonas. Ce que cela impliquait, même informulé, était manifeste.

— Qu’est-ce que tu veux ? demanda Jonas.

— Le cristal s’est assombri, dit-elle, répondant à côté de la question. Pendant tout le temps que je l’ai eu sous ma garde, il était vivant — si fait, même quand je ne distinguais rien, il restait vivant, d’un rose lumineux —, mais il a noirci au son de ta voix ou presque. Il ne veut point aller avec toi.

— Peu importe, on m’a donné l’ordre de le récupérer.

La voix de Jonas avait adopté un ton doux et conciliant, proche de celui qui était le sien quand il partageait la couche de Coraline.

— Réfléchis un instant à ma situation. Farson veut le cristal : qui suis-je pour m’opposer aux volontés d’un homme qui sera le plus puissant de l’Entre-Deux-Mondes quand la Lune du Démon se lèvera l’an prochain ? Si je reviens sans lui, en lui disant que Rhéa du Cöos me l’a refusé, il me tuera.

— Si tu reviens lui dire que je l’ai brisé sur ta vilaine gueule de vieillard, il te tuera aussi, fit Rhéa.

Elle était suffisamment près de Jonas pour que ce dernier se rende compte à quel point son mal la dévorait. Au-dessus des vestiges de sa chevelure, l’infortuné cristal vacillait d’avant en arrière. Elle ne pourrait plus le tenir très longtemps. Une minute, maximum. Jonas sentit une rosée de sueur couvrir son front.

— Si fait, la mère. Mais sais-tu bien que, si l’on me donne le choix de ma mort, j’entraînerai avec moi la cause de tous mes problèmes. À savoir, toi, ma chérie.

Elle croassa de nouveau — ce semblant de rire, éraillé — et opina ironiquement.

— En tout cas, sans moi, le cristal ne sera d’aucune utilité à Farson, reprit-elle. Il a trouvé sa maîtresse, j’intuite — c’est pour ça qu’il est devenu tout noir quand il a entendu ta voix.

Jonas se demanda si beaucoup d’autres individus avaient cru que le cristal leur était réservé. Malgré son envie d’éponger la sueur de son front avant qu’elle ne lui dégouline dans les yeux, il ne décroisa pas les mains posées sur le pommeau de sa selle. Il n’osait regarder ni Depape ni Reynolds, espérant seulement qu’ils lui laisseraient la direction des événements. Rhéa était en équilibre précaire sur un fil du rasoir, aussi bien mental que physique ; le plus infime mouvement la ferait choir d’un côté ou de l’autre.

— Il a trouvé celle qu’il désire, donc ?

Il se dit qu’il entrevoyait une issue. S’il avait de la chance. Et pour elle aussi, ce pouvait être une chance.

— Quelle serait la solution, alors ?

— M’emmener avec vous.

Le visage de Rhéa se tordit en un atroce rictus de convoitise ; elle prit subitement l’aspect d’un cadavre qui tente d’éternuer. Elle ne se rend pas compte qu’elle est en train de mourir, songea Jonas. Dieux merci.

— Prends le cristal, mais prends-moi avec lui. Je te suivrai jusqu’auprès de Farson. Je deviendrai sa devineresse et rien ne nous résistera, pas si je lis dans le cristal pour lui. Emmène-moi avec toi !

— D’accord, fit Jonas.

C’était là ce qu’il avait espéré.

— Mais je n’ai aucune part dans ce que Farson décide. Tu sais ça ?

— Si fait.

— Bien. Donne-moi le cristal, maintenant. Je te le reconfierai si tu veux, mais il faut que je m’assure qu’il est entier.

Lentement, elle baissa les bras. Jonas n’était pas sûr que le cristal fût complètement en sécurité, même serré contre la poitrine de la mégère, mais il n’en souffla pas moins de soulagement en le voyant là. Elle se traîna dans sa direction et il dut combattre la pulsion d’éperonner son cheval pour le faire reculer.

Il se pencha sur sa selle, tendant la main vers le cristal. Elle leva les yeux vers lui, des yeux encore sagaces sous les paupières couvertes de croûtes. Elle lui adressa un clin d’œil complice.

— Je sais ce que tu as derrière la tête, Jonas. Tu penses : « Je vais prendre le cristal, puis je dégainerai et je la tuerai, quel mal à ça ? » Pas vrai ? Pourtant, mal il y aurait, et entièrement de ton fait. Tue-moi et le cristal ne rebrillera jamais plus. Pour Farson. Pour quelqu’un d’autre, si fait, un jour, peut-être ; mais pas pour lui… et tu crois qu’il te laissera la vie si tu lui rapportes son joujou et qu’il découvre qu’il est cassé ?