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Jonas y avait déjà réfléchi.

— Nous avons passé un marché, la mère. Tu iras dans l’Ouest avec le cristal… à moins que tu ne meures en cours de route, un soir, au bord de la piste. Tu me pardonneras de te dire ça, mais tu n’as pas l’air très en forme.

Son rire caquetant retentit encore une fois.

— J’vais mieux qu’j’en ai l’air, oh ouair ! Y m’reste encore des années avant que le tic-tac d’ma vieille pendule fatigue !

À mon avis, tu te goures, la vieille, songea Jonas. Mais il la boucla et se contenta de tendre la main vers le cristal.

Elle le conserva encore un instant. Ils avaient conclu un accord, entériné par les deux parties, mais au final, elle avait du mal à se contraindre à lâcher le cristal. La rapacité luisait dans ses yeux comme la lune à travers le brouillard.

Il tendait toujours la main patiemment, se taisant, attendant que Rhéa se fasse une raison et accepte la réalité — si elle renonçait, il y avait encore une chance. Si elle s’obstinait, il était plus que probable que tous ceux présents dans cette cour rocheuse, herbue, embrasseraient sous peu la Jolie Dame à la Faux… Rhéa comprise.

Avec un soupir de regret, elle finit par remettre le cristal entre les mains de Jonas. À l’instant où il passa d’elle à lui, une étincelle rose puisa dans son tréfonds. Une pointe de douleur transperça le crâne de Jonas… et un frémissement de lascivité se lova dans ses couilles.

Venant de très loin, semblait-il, il entendit Depape et Reynolds armer leurs pistolets.

— Rangez ça, leur ordonna Jonas.

— Mais…

Reynolds avait l’air perplexe.

— Ils ont cru que t’allais doubler Rhéa, fit la vieille, caquetant de plus belle. C’est une bonne chose que ça soit toi qui commandes et point eux, Jonas… peut-être que t’sais queu’qu’chose qu’eux y savent pas.

Ah pour ça oui, il savait quelque chose… combien était dangereuse la chose lisse et cristalline qu’il tenait dans ses mains. Elle pouvait s’emparer de lui en un battement de cils, si l’envie lui en prenait. Et au bout d’un mois, il serait semblable à la sorcière : décharné, marqué de plaies ocre rouge et trop enfoncé dans son obsession pour le savoir ou s’en soucier.

— Rangez-moi ça ! hurla-t-il.

Reynolds et Depape, après avoir échangé un coup d’œil, rengainèrent leurs armes.

— Cette chose avait un sac, dit Jonas. Y avait une bourse dans le coffret. Va la chercher.

— Si fait, dit Rhéa, qui lui décocha un sourire peu amène. Mais ça n’empêchera point le cristal de te prendre s’il le veut. Pas la peine que tu croies ça.

Elle surveillait les deux autres du coin de l’œil et Reynolds, plus précisément.

— Y a une carriole dans l’étable et mes deux braves chèvres grises pour la tirer.

Elle avait beau s’adresser à Reynolds, elle n’arrivait pas à lâcher le cristal des yeux, remarqua Jonas… et voilà-t-il pas maintenant que ces saletés d’yeux à lui voulaient l’imiter.

— Tu me donnes pas d’ordres, fit Reynolds à la vieille.

— Non, mais moi, si, dit Jonas.

Son regard tomba sur la boule, dans l’espoir et à la fois la crainte de voir palpiter à nouveau l’étincelle rose au tréfonds du cristal. Mais rien ne se passa. Il était froid et sombre. Jonas releva les yeux avec peine vers Reynolds.

— Sors-moi cette carriole.

12

Reynolds entendit bourdonner les mouches avant même qu’il ne se faufile par la porte branlante de l’étable et sut aussitôt que les chèvres de Rhéa ne tireraient plus jamais rien. Elles gisaient les pattes en l’air dans leur enclos, le ventre enflé et les yeux grouillant d’asticots. Il était impossible de savoir quand Rhéa les avait nourries et abreuvées pour la dernière fois, mais Reynolds supputa une bonne semaine, en se fondant sur l’odeur.

Trop occupée à regarder ce qui se passait dans cette boule de verre pour ça, songea-t-il. Et elle porte ce serpent crevé autour du cou pour quoi faire ?

— Je veux pas le savoir, marmonna-t-il, derrière le bandana qu’il avait ôté pour s’en couvrir la bouche.

La seule chose qu’il voulait pour l’instant, c’était se tirer de là vite fait.

Il aperçut la carriole qui, peinte en noir, était recouverte de motifs cabalistiques dorés. Aux yeux de Reynolds, elle avait moitié l’air de la carriole d’un médecin-charlatan, moitié l’air d’un corbillard. La prenant par les brancards, il la tira hors de l’étable le plus rapidement possible. Depape n’avait qu’à se charger du reste, aux noms des dieux. Atteler son cheval à la carriole et emporter cette marchandise puante et avariée qu’était la vieille jusqu’… où, au fait ? Qui le savait ? Eldred, peut-être.

Rhéa sortit à pas chancelants de sa masure, tenant la bourse dans laquelle ils lui avaient remis le cristal. Mais elle s’immobilisa, l’oreille tendue, quand Reynolds formula à haute voix sa question.

Jonas réfléchit avant de répondre.

— À Front de Mer pour commencer, je pense. Ouair, ça lui conviendra et à cette babiole de verre aussi, je gage, jusqu’à la fin de la fête, demain.

— Si fait, à Front de Mer, j’y ai jamais été, renchérit Rhéa, se remettant en branle.

En arrivant près du cheval de Jonas (qui tentait de se reculer loin d’elle), elle ouvrit la bourse. Après un instant de délibération supplémentaire, Jonas y laissa choir le cristal. Il arrondit le fond du sac en forme de grosse larme.

Rhéa afficha un sourire matois.

— P’t-être qu’on rencontrera Thorin, là-bas. Si ça se fait, j’pourrais lui montrer quelque chose dans le joujou de l’Homme de Bien qui l’intéresserait au plus haut point.

— Si jamais tu le rencontres, ça sera dans un endroit où on n’a pas besoin de magie pour y voir loin, fit Jonas, quittant sa monture pour aider à atteler le cheval de Depape à la carriole noire.

Elle le regarda, fronçant le sourcil. Puis, lentement, le sourire finaud réapparut sur ses lèvres.

— Ben alors, c’t à croire qu’not’ Maire a eu un accident !

— Ça s’pourrait, opina Jonas.

Elle gloussa, son gloussement virant bientôt à un caquètement à gorge déployée. Elle caquetait toujours quand ils quittèrent la cour, tandis qu’elle trônait sur sa carriole noire aux ornementations cabalistiques comme la Reine des Lieux Sombres en personne.

CHAPITRE 8

Les cendres

1

La panique est des plus contagieuses, en particulier dans les situations où l’on progresse dans l’inconnu. Ce fut la vision de Miguel, le vieux mozo, qui précipita Susan sur cette pente glissante. Planté au beau milieu de la cour d’entrée de Front de Mer, son balai de bruyère serré contre sa poitrine, il observait les cavaliers qui allaient et venaient avec une expression de perplexité misérable, peinte sur le visage. Son sombrero était de guingois dans son dos et Susan remarqua avec horreur que Miguel — d’habitude, propre sur lui comme un sou neuf et tiré à quatre épingles — avait enfilé son poncho à l’envers. Ses joues ruisselaient de larmes et tandis qu’il se tournait de-ci, de-là, pour suivre du regard les cavaliers, tâchant de saluer ceux qu’il reconnaissait, il évoqua à Susan un enfant qu’elle avait vu une fois trottiner devant une diligence qui arrivait à vive allure. Le père avait tiré à temps son rejeton en arrière ; mais qui donc irait à la rescousse de Miguel ?