Au moment où elle s’élançait vers lui, un vaquero monté sur un rouan pommelé, filant au galop, lui passa si près que l’un de ses étriers lui effleura la hanche et que le cheval lui fouetta l’avant-bras de sa queue. Elle poussa un étrange petit rire. Elle se faisait du souci pour Miguel et c’était elle qui avait failli se faire renverser et piétiner ! Comique !
Cette fois, elle regarda dans les deux sens avant de se précipiter et dut encore une fois se rejeter en arrière, car un chariot chargé tournait le coin à toute vitesse, sur deux roues. Elle ne put voir en quoi consistait son chargement — les marchandises étaient sous une bâche — mais aperçut Miguel avancer dans sa direction, sans lâcher son balai. Susan repensa à l’enfant et à la diligence et poussa un cri étranglé pour le mettre en garde. Miguel battit en retraite au dernier moment, le chariot lui passa sous le nez, traversa la cour, rebondissant cahin-caha sur les pavés, avant de s’engouffrer sous l’arche et de disparaître.
Miguel lâcha son balai, se cacha le visage dans ses mains, tomba à genoux et, se répandant en lamentations sonores, se mit à prier. Susan le regarda faire un instant, bouche bée, puis courut vers les écuries, sans plus se soucier de raser le bâtiment. Elle avait écopé de la maladie qui gagnerait tout Hambry ou presque vers midi ; et même si elle se débrouilla pour seller convenablement Pylône par ses propres moyens (tout autre jour, pas moins de trois palefreniers se seraient disputé l’honneur de venir en aide à la jolie sai), toute faculté de penser l’avait abandonnée au moment où elle talonna son cheval effrayé pour lui faire franchir la porte de l’écurie.
Quand elle passa devant Miguel qui, toujours agenouillé, priait, les mains levées vers le ciel clair, elle ne le vit point davantage que les cavaliers qui l’avaient précédée.
Elle dévala la Grand-Rue au galop, sans cesser de talonner les flancs de Pylône, si bien que le cheval parut bientôt voler. Idées, questions, possibles plans d’action… rien de tout cela n’avait droit de cité tandis qu’elle allait de l’avant. Elle n’était que vaguement consciente des gens qui fourmillaient dans la rue, poussant Pylône à se frayer un passage entre eux. Elle n’avait qu’une chose en tête, son nom à lui — Roland, Roland, Roland ! — qui y résonnait comme un cri. Tout était sens dessus dessous. Le brave petit ka-tet qu’ils avaient formé, cette nuit-là, au cimetière, était brisé : trois de ses membres étaient sous les verrous avec une espérance de vie des plus réduites (à condition qu’ils fussent encore vivants), quant à elle, quatrième et dernier membre, elle était éperdue, en pleine confusion et folle de terreur comme un oiseau entré par mégarde dans une grange.
Si son état de panique avait persisté, les choses auraient pu tourner fort différemment. Quittant le centre, elle gagna l’autre extrémité de la ville et son chemin l’amena vers la maison qu’elle avait partagée avec son père et sa tante. Cette dernière avait longtemps guetté la cavalière qui approchait à présent.
Susan était presque rendue, quand la porte s’ouvrit à la volée et Cordélia, vêtue de noir de la tête aux pieds, dévala l’allée du jardin jusqu’à la rue, poussant de hauts cris d’horreur entremêlés, semblait-il, d’éclats de rire. À sa vue, le voile de panique qui embrumait au premier plan l’esprit de Susan se déchira… mais pas parce qu’elle reconnut sa tante.
— Rhéa ! s’écria-t-elle, tirant sur les rênes si violemment que le cheval dérapa, se cabra, faillit perdre l’équilibre et s’abattre.
Ce qui aurait immanquablement mis un terme à l’existence de sa maîtresse. Mais Pylône, dressé sur ses postérieurs, battant le ciel de ses sabots avec de puissants hennissements, tint bon. Susan, un bras passé autour de son encolure, s’accrocha chèrement à la vie.
Cordélia Delgado, revêtue de sa plus belle robe noire, la tête couverte d’une mantille, faisait face au cheval comme si elle se trouvait dans son salon, ne tenant point compte des sabots qui fendaient l’air à moins de vingt pouces de son nez. Dans l’une de ses mains gantées, elle tenait une boîte en bois.
Susan s’aperçut à retardement que ce n’était pas Rhéa qui lui barrait la route, mais son erreur était fort compréhensible. Si Tante Cord était loin d’être aussi frêle que Rhéa (du moins, pas encore) et était plus correctement vêtue (à l’exception de ses gants crasseux — pourquoi d’ailleurs, sa tante en portait-elle, Susan l’ignorait, et encore plus, par conséquent, pourquoi ils avaient l’air si sales), le regard de folie qui couvait dans ses yeux entretenait une horrible similarité avec celui de la sorcière.
— Bonjour à vous, Mamzelle Fraîche et Rose ! la salua Tante Cord d’un timbre fêlé, mais plein de vivacité, qui fit frémir Susan jusqu’au tréfonds du cœur.
Tante Cord lui tira sa révérence d’une main, tenant de l’autre le petit coffret, niché contre son sein.
— Où allez-vous ainsi par ce si beau jour d’automne ? Où courez-vous si vite ? Pas dans les bras de vos amants, ça me semble chose assurée, car le premier est mort et l’autre, dans les fers.
Cordélia éclata de rire à nouveau, ses lèvres minces retroussées découvrant ses grosses dents blanches. Des dents de jument, ou peu s’en fallait. Ses yeux lançaient des éclairs dans la clarté solaire.
Elle a perdu l’esprit, songea Susan. Pauvre vieille.
— C’est toi qui as poussé Dearborn à le faire ? demanda tante Cord.
Elle se coula le long du flanc de Pylône et leva des yeux lumineux et liquides vers Susan.
— C’est toi, hein ? Si fait ! Peut-être même que c’est toi qui lui as donné le couteau dont il s’est servi, après te l’être passé entre les lèvres pour lui porter bonne chance. Vous êtes tous les deux dans le coup — pourquoi ne point le reconnaître ? Admets au moins que tu as couché avec ce garçon, car je sais que c’est vrai, j’ai vu la façon dont il te regardait, le jour où tu étais assise à la fenêtre, et la façon dont tu lui as rendu son regard !
— Si vous tenez à savoir la vérité, je vais vous la dire, fit Susan. Oui, nous sommes amants. Et nous serons mari et femme avant le Terme de l’Année.
Cordélia salua de l’un de ses gants souillés le bleu du ciel, comme si elle s’adressait aux dieux qui s’y trouvaient. Elle se mit à crier et à rire triomphalement.
— Et elle croit qu’ils vont s’épouser ! Oh là là là ! Et vous boirez sans doute le sang de vos victimes sur l’autel de l’hyménée, n’est-ce pas ? Ô fille perdue ! Que tu me feras pleurer !
Mais au lieu de verser des larmes, elle éclata de rire de plus belle, poussant un hurlement de joie à la face aveugle et bleue du ciel.
— Nous n’avons projeté aucun meurtre, dit Susan — traçant ne serait-ce que mentalement une ligne de démarcation entre les assassinats de la Maison du Maire et le piège dans lequel ils avaient espéré faire tomber les soldats de Farson.
— Et il n’a assassiné personne, lui. Non, ça, c’est l’œuvre de votre ami Jonas, j’intuite. Ce sale boulot faisait partie de son plan.
Cordélia plongea la main dans la boîte qu’elle tenait et Susan comprit tout à coup pourquoi elle portait des gants aussi sales : elle avait gratté à pleines mains dans le poêle.
— Par les cendres sois maudite ! s’écria Cordélia, projetant un nuage noir sur la jambe de sa nièce et sur sa main qui tenait les rênes de Pylône. Soyez voués aux ténèbres, tous les deux ! Soyez donc heureux ensemble, perfides ! Assassins ! Grugeurs ! Menteurs ! Fornicateurs ! Apostats ! Damnés !