Avec une légère mais authentique curiosité, Susan se demanda si Roland avait vraiment espéré qu’elle chevaucherait à bride abattue jusqu’à Gilead, grosse de son enfant à naître, tandis que lui et ses amis rôtiraient à grands cris et les mains rouges dans le feu de joie de la Nuit de la Moisson.
Elle tira l’une des armes de son étui. Elle tâtonna un instant ou deux avant d’ouvrir le revolver et de s’apercevoir que chaque alvéole du barillet était pleine. Remettant le cylindre en place d’un coup sec, elle vérifia l’autre arme.
Après les avoir glissées dans la couverture roulée derrière sa selle, imitant Roland en cela, elle enfourcha Pylône et reprit la direction de l’est. Mais pas vers la ville. Pas tout de suite. Elle devait d’abord faire halte ailleurs.
Vers deux heures de l’après-midi, le bruit courut par toute la ville que Fran Lengyll prendrait la parole dans la Salle Municipale. Nul n’aurait su dire où cette nouvelle (trop précise et assénée avec certitude pour qu’on la qualifie de rumeur) avait pris sa source et, à vrai dire, nul ne s’en souciait beaucoup, se contentant de se passer le mot.
À trois heures, la Salle Municipale était bondée. Et deux à trois cents personnes, restées à la porte, prirent connaissance du bref discours de Lengyll par chuchotements interposés. Coraline Thorin, qui avait commencé à faire circuler la nouvelle de l’intervention imminente de Lengyll au Repos des Voyageurs, brillait par son absence. Elle savait ce que Lengyll allait dire, s’étant, en fait, rangée à l’opinion de Jonas : l’allocution, la plus simple possible, devait aller droit au but. Il n’était point besoin de verser dans la démagogie ni de pousser à l’émeute ; les habitants de la ville, au coucher du soleil, un Jour de la Moisson, ne seraient plus que populace ; or, la populace choisit ses meneurs et son choix est toujours le bon.
Lengyll parla, son chapeau à la main et une amulette de la Moisson en argent, pendouillant du revers de son gilet. Il ne fignola point, fut bref et convaincant. La plupart des assistants, qui le connaissaient depuis toujours, ne mirent pas en doute un seul mot qu’il prononça.
Dearborn, Heath et Stockworth avaient assassiné Hart Thorin et Kimba Rimer, apprit Lengyll à la foule où les hommes en jean côtoyaient les femmes en guingan déteint. On pouvait leur imputer le crime en raison de certaine pièce à conviction — un crâne d’oiseau — abandonnée par eux dans le giron du Maire Thorin.
Des murmures saluèrent cette révélation. Nombre d’auditeurs de Lengyll avaient vu ledit crâne, accroché au pommeau de la selle de Cuthbert ou encore en sautoir autour de son cou. Et les mêmes avaient ri à ses espiègleries. Ils songeaient maintenant comme il avait dû rire à leurs dépens, et cela depuis le début. Et leurs mines s’allongèrent.
L’arme qui avait tranché la gorge du Chancelier, poursuivit Lengyll, avait appartenu à Dearborn. Les trois jeunes hommes avaient été capturés le matin même, alors qu’ils s’apprêtaient à s’enfuir de Mejis. Leurs motivations n’étaient point des plus claires, mais ils semblaient en avoir après les chevaux. Si tel était le cas, ils devaient les destiner à John Farson qui avait la réputation de bien payer — et en liquide — les bons canassons. En d’autres termes, c’étaient des traîtres à leurs terres et à la cause de l’Affiliation.
Lengyll avait posté Rufus, le fils de Brian Hookey, trois rangées plus loin. Alors, exactement à l’instant prévu, Rufus Hookey s’écria :
— Ont-ils avoué ?
— Si fait, dit Lengyll. Ils ont avoué les deux meurtres et s’en sont même montrés très fiers, pour sûr.
Le murmure général se fit plus fort, virant au grondement sourd. Il reflua comme une vague vers l’extérieur, où il se relaya de bouche en bouche : très fiers, très fiers, ils avaient commis leur crime au plus noir de la nuit et s’en étaient montrés très fiers.
On serra les lèvres et les poings.
— Dearborn nous a dit que Jonas et ses amis avaient compris leurs menées et prévenu Rimer. Ils avaient tué le Chancelier pour le faire taire tandis qu’ils achevaient leurs tâches, et Thorin, au cas où Rimer lui en aurait touché un mot.
Tout ça ne tenait pas debout, avait objecté Latigo. Jonas avait approuvé du chef en souriant. Non, avait-il dit, pas du tout debout, mais c’est sans importance.
Lengyll était prêt à répondre à d’éventuelles questions, mais on n’en posa aucune. Seul le murmure persista, sur fond de cliquetis des amulettes et de bruits de pieds. Les regards étaient noirs.
Les garçons étaient en prison. Lengyll ne fit aucune déclaration concernant le sort qu’on leur réservait et, une fois de plus, on ne lui posa aucune question. Il précisa que certaines des réjouissances prévues pour le lendemain — les jeux, les manèges, la course de dindes, l’épreuve de sculpture sur potiron, le combat de cochons, le concours de devinettes et le bal — avaient été annulées, eu égard à la tragédie. Les manifestations les plus importantes suivraient leur cours normal, comme toujours, comme cela se devait : tenue des comices agricoles et remises de prix, saillie des juments, tonte des moutons, réunions concernant le cheptel et vente à la criée des chevaux, cochons, vaches et moutons. Sans oublier le feu de joie au lever de la lune. Le feu de joie où flamberaient les pantins de chiffon. Charyou tri marquait la fin de la Fête de la Moisson depuis la nuit des temps. Et rien n’y mettrait un terme si ce n’est la fin du monde.
— On allumera le feu de joie et on y brûlera les pantins, Eldred Jonas, avait dûment chapitré Lengyll. Tu t’en tiendras là. Tu n’auras pas besoin d’en dire plus.
Et il avait eu raison, Lengyll le lut sur chaque visage. La détermination à agir comme il le fallait s’y doublait d’une sorte d’impatience malsaine. Les pantins aux mains rouges étaient l’une des survivances des coutumes d’antan, des anciens rites, los ceremoniosos : Charyou Tri. Cela faisait des générations qu’on ne les pratiquait plus (sauf, de loin en loin, dans des endroits secrets là-bas dans les collines), mais parfois, quand le monde changeait, ils retrouvaient leur place d’origine.
Sois bref, lui avait intimé Jonas, et le conseil était bon, très, très bon. En des temps moins troublés, Lengyll n’aurait guère apprécié la présence d’un individu tel qu’Eldred Jonas dans les parages, mais elle se révélait fort utile dans les circonstances actuelles.
— Les dieux vous donnent la paix, conclut-il, se reculant légèrement, les bras croisés aux épaules pour signifier qu’il avait terminé. Les dieux nous donnent la paix à tous.
— Longs jours et paisibles nuits, rétorqua l’assistance en chœur, par automatisme, à voix basse.
Là-dessus, ils s’en allèrent simplement avant de rejoindre les lieux qu’on fréquentait l’après-midi précédant la Moisson. Nombre d’entre eux, Lengyll le savait, gagneraient le Repos des Voyageurs ou l’Hôtel Bellevue. Il s’épongea le front de la main. Il détestait devoir affronter la foule et, aujourd’hui, cela avait battu tous les records. Mais il jugea que tout s’était bien passé. Fort bien, même.
La foule s’écoula à l’extérieur sans mot dire. La plupart des gens, comme l’avait prévu Lengyll, dirigèrent leurs pas vers les saloons. Chemin faisant, ils passèrent devant la prison, mais ils furent peu à lui accorder un regard… et ceux qui le firent se limitèrent à quelques coups d’œil furtifs. Le porche était désert (on n’y voyait qu’un pantin aux mains rouges replet, étalé sur le rocking-chair du Shérif Avery), et la porte, entrouverte, comme elle l’était les après-midi chauds et ensoleillés. Les garçons se trouvaient à l’intérieur, nul doute n’était permis, mais aucun signe particulier n’indiquait qu’on les gardait avec un excès de zèle.