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La première idée de Roland fut qu’ils devaient retourner au mausolée de Thorin.

Sheemie exprima une horreur instantanée.

— À l’ossuaire ? Et avec la Lune du Démon à son plein ?

Il fit non de la tête si violemment que sa sombrera valsa et, dans le mouvement, ses cheveux accentuèrent son refus.

— Sont morts là-bas, sai Dearborn, mais si vous v’nez les chatouiller sous la Lune du Démon, y sont cap’ de s’l’ver et d’marcher !

— Ce n’est point une bonne idée de toute façon, dit Susan. Les femmes de la ville doivent être en train de joncher de fleurs le parcours depuis Front de Mer et d’en emplir aussi le mausolée. Olive, à leur tête, si elle en a la force. De plus, il y a de fortes chances que ma tante et Coraline leur tiennent compagnie. Et il vaudrait mieux pour nous éviter de rencontrer ces dames, non ?

— Très bien, fit Roland. Tous à cheval et partons. Réfléchis à la question, Susan. Toi aussi, Sheemie. Il nous faut un endroit où nous cacher jusqu’à l’aube et que nous pouvons rallier en moins d’une heure. Près de la Grand-Route et situé partout, sauf au nord-ouest d’Hambry.

— Pourquoi pas au nord-ouest ? demanda Alain.

— Parce que c’est là qu’on se dirige maintenant. Nous avons une tâche à accomplir… et nous allons faire savoir que nous l’accomplissons. À Eldred Jonas, tout particulièrement.

Un sourire fine lame lui fendit le visage.

— Je veux qu’il sache que la partie est finie. Fini, les Castels. Les vrais pistoleros sont là. Et on va voir s’il peut moyenner avec eux.

2

Une heure après, la lune bien au-dessus de la cime des arbres, le ka-tet de Roland atteignit le pétroléum de Citgo. Ils avaient cheminé parallèlement à la Grand-Route par mesure de sécurité, mais la précaution se révéla inutile : ils ne croisèrent pas l’ombre d’un cavalier. On dirait que la Moisson a été annulée, cette année, songeait Susan… puis l’image des pantins de chiffons aux mains rouges la fit frissonner. Ils auraient teint les mains de Roland en rouge, demain soir, et pouvaient encore le faire, si jamais ils se faisaient prendre. Pas que les siennes, d’ailleurs. Les nôtres aussi, celles de Sheemie comprises.

Ils abandonnèrent leurs chevaux (et Caprichoso, qui avait trotté en renâclant mais prestement néanmoins derrière eux, au bout de sa longe) attachés à une station de pompage depuis longtemps hors service dans la partie sud-est du pétroléum ; puis se dirigèrent lentement vers les derricks encore en activité, regroupés dans le même périmètre. Ils chuchotaient pour se parler. Roland doutait que ce fût nécessaire, mais chuchoter semblait assez naturel dans ces parages. Pour Roland, Citgo était bien plus spectrale que le cimetière où il doutait fort que la Vieille Lune du Démon réveillât les morts ; il y avait en revanche ici des cadavres pas du tout en repos, des zombies piaillards actionnant leurs trépans rouillés, comme s’ils marchaient bizarrement au pas, au clair de lune.

Roland les entraîna cependant dans cette zone d’activité du pétroléum, au-delà d’un écriteau où on lisait : VOUS N’AVEZ PAS OUBLIÉ VOTRE CASQUE ? puis d’un autre : PRODUCTION DU PÉTROLE, SÉCURITÉ DU RAFFINAGE. Ils firent halte au pied d’un derrick qui grinçait si fort que Roland dut crier pour se faire entendre.

Sheemie ! Passe-moi deux de ces big bangueurs !

Ce dernier, après avoir puisé dans les sacoches de selle de Susan, en avait fourré une poignée dans ses poches. Il lui en tendit deux. Roland tira Bert en avant, le prenant par le bras. Une clôture métallique rouillée entourait le derrick en carré. À l’instant où les deux garçons tentaient de l’escalader, les fils horizontaux se rompirent avec un bruit d’ossements tombant en poussière. Ils échangèrent un regard, nerveux et amusés, à la clarté de la lune où couraient des ombres mécaniques. Susan tira Roland par la manche.

— Sois prudent ! hurla-t-elle pour couvrir le whomp-whomp-whomp rythmique des derricks.

À ce que vit Roland, elle n’avait pas peur, elle était seulement pleine d’excitation et sur la brèche.

Il sourit et, l’attirant à lui, lui baisa le lobe de l’oreille.

— Prépare-toi à courir, murmura-t-il. Si on réussit notre coup, il va y avoir une chandelle de plus à Citgo. Énormissime !

Cuthbert et lui passèrent sous l’entretoise la plus basse et, grimaçant dans cette cacophonie, examinèrent de près la tour rouillée du derrick. Roland s’étonna que l’équipement ne soit pas tombé en morceaux des années plus tôt. La plupart des mécanismes étaient logés dans des blocs métalliques, mais il aperçut une sorte de tige gigantesque qui tournait sur son axe, luisant de l’huile que des jets automatiques devaient lui fournir. Alentour flottait une odeur de gaz qui lui rappela la tuyère et ses flamboiements alternés, sur l’autre versant du pétroléum.

— Des pets de géant ! cria Cuthbert.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?

— Que ça pue comme… bah, pas d’importance ! Faisons-le si on peut… tu crois qu’on peut ?

Roland n’en savait rien. Il s’approcha de la machinerie qui crissait sous des capots métalliques peints d’un vert fané et enduits de rouille. Les deux amis enfilèrent un court passage empuanti, où régnait une chaleur de fournaise, qui les mena exactement sous le derrick. Devant eux, la tige qui terminait le piston tournait sans relâche sur son axe, versant des larmes huileuses sur ses côtés lisses. Tout près se trouvait un tuyau courbe — pour déverser le trop-plein, à tous les coups, se dit Roland. Un peu de pétrole brut gouttait de temps à autre du conduit et allait grossir une mare noirâtre juste en dessous. Roland la désigna à Cuthbert qui opina.

Crier ne servirait à rien ici ; le monde n’était plus qu’un tintamarre grondant percé de couinements. Roland, posant une main sur le cou de son ami, approcha son oreille de ses lèvres ; de l’autre, il lui agita un big bangueur devant les yeux.

— Allume-le et cours, fit-il. Je vais le tenir et te laisser le plus de marge possible. C’est autant dans mon intérêt que dans le tien. Je veux que la voie soit libre quand je rebrousserai chemin parmi toute cette machinerie, tu m’as compris ?

Cuthbert opina derechef, les lèvres de Roland collées à son oreille, puis tourna la tête du Pistolero pour lui souffler selon le même mode :

— Et si jamais y avait assez de gaz pour embraser l’air à la première étincelle ?

Roland recula d’un pas. Et leva les mains, signifiant par là : « Comment savoir ? » Cuthbert éclata de rire et sortit une boîte d’allumettes soufrées, qu’il avait raflées dans le bureau d’Avery avant de partir. Il demanda d’un haussement de sourcils à Roland s’il était prêt. Ce dernier fit oui de la tête.

Le vent soufflait fort mais, sous le derrick, la machinerie environnante l’arrêtait et la flamme de l’allumette s’éleva bien droite. Roland leva le big bangueur et un souvenir douloureux de sa mère lui revint brièvement : combien elle détestait ces trucs-là, ayant toujours été persuadée qu’il y laisserait un œil ou un doigt, un jour ou l’autre.

Cuthbert se tapota la poitrine au-dessus du cœur, puis baisa la paume de sa main — le geste universel pour conjurer le sort. Il approcha alors la flamme de la mèche du pétard. Elle se mit à grésiller. Bert se tourna, fit mine de shooter dans l’un des capots métalliques protégeant les mécanismes — du Bert tout craché, se dit Roland ; il plaisanterait, la corde de la potence autour du cou — et s’engouffra comme l’éclair dans le corridor qu’ils avaient emprunté à l’aller.