Roland garda en main le pétard aussi longtemps qu’il l’osa. Puis le balança dans le tuyau de trop-plein. Il se détourna, visage crispé, s’attendant à demi à ce que redoutait Bert : que l’air n’explose. Mais rien de tel ne se produisit. Il dévala la courte allée et, surgissant à découvert, aperçut Cuthbert planté devant la clôture rompue. Roland le chassa en tapant dans ses mains — cours, imbécile, cours —, mais alors l’univers explosa derrière lui.
Ce fut comme un gigantesque rot venu des entrailles mêmes de la terre. Il eut l’impression d’avoir les tympans repoussés dans l’oreille interne et qu’on lui aspirait le souffle. Le sol tangua sous ses pieds comme le pont d’un navire sous le roulis et une grosse main chaude plaquée au milieu de son dos le précipita en avant. Il courut quelques enjambées sous cette formidable poussée — du moins le crut-il — avant d’être soulevé du sol et projeté contre la clôture, où Cuthbert ne l’attendait plus. Ce dernier, les quatre fers en l’air, fixait avec effarement un point au-delà de son pistolero d’ami. Roland n’en perdit pas une miette, car il faisait à présent à Citgo aussi clair qu’en plein jour. Ils avaient allumé leur propre feu de joie de la Moisson, à ce qu’il semblait, avec une nuit d’avance et bien plus d’éclat que celui de la ville ne pouvait espérer en avoir jamais.
Se glissant à genoux jusqu’à Cuthbert, il passa un bras sous le sien. Derrière eux, s’éleva un énorme rugissement accompagné d’un bruit de déchirure et bientôt de gros morceaux de métal se mirent à pleuvoir autour d’eux. Ils se relevèrent et rejoignirent en courant Alain qui tentait de protéger Susan et Sheemie en leur faisant un écran de son corps.
Roland jeta un bref coup d’œil derrière lui : ce qui restait debout du derrick — la moitié environ — avait pris une teinte d’un noir rougeâtre, proche d’un fer à cheval chauffé à blanc, et encageait une torche d’un jaune flamboyant qui s’élevait à près de cinquante mètres dans le ciel. Ce n’était qu’un début. Il ignorait combien d’autres derricks ils pourraient incendier avant qu’on n’arrive de la ville, mais il était déterminé à en embraser le plus possible, quels que soient les risques. Faire sauter les citernes à la Roche Suspendue n’était que la moitié du boulot. Il fallait tarir la source d’approvisionnement de Farson.
Lancer de nouveaux pétards dans d’autres conduites de trop-plein se révéla inutile. Il existait tout un réseau de canalisations en interconnexion sous le pétroléum, remplies pour la plupart de gaz naturel qui s’y était infiltré par des joints auxquels le temps avait fait perdre de leur étanchéité. Roland et Cuthbert avaient à peine rejoint le reste du groupe qu’une nouvelle explosion se faisait entendre et qu’une nouvelle tour de flammes faisait éruption d’un derrick situé à droite de celui qu’ils venaient d’incendier. Un instant plus tard, un troisième derrick — situé celui-ci à une bonne centaine de mètres des deux autres — explosa avec un rugissement de dragon. La partie métallique se détacha des piles de béton qui l’ancrait, comme une dent d’une gencive pourrie. Elle s’éleva sur un coussin enflammé, bleu et jaune, jusqu’à une hauteur d’environ vingt mètres, avant de gîter et de venir s’écraser au sol dans un vomissement d’étincelles, s’éparpillant aux quatre vents.
Un autre. Puis un autre. Et encore un autre.
Les cinq jeunes gens, ébahis, demeurèrent postés dans leur coin, se protégeant les yeux pour éviter d’être aveuglés. Le pétroléum, illuminé maintenant comme un gâteau d’anniversaire, dégageait la chaleur d’un énorme brasier.
— Miséricorde, murmura Alain.
S’ils s’attardaient encore un peu, Roland prit conscience qu’ils allaient griller comme du pop-corn. Il fallait penser aussi aux chevaux ; ils avaient beau être loin du foyer central des explosions, il était rien moins que certain que ledit foyer ne se déplacerait pas ; les flammes n’avaient déjà fait qu’une bouchée de deux derricks à l’abandon. Les chevaux risquaient de devenir fous de terreur.
Enfer et damnation, il l’était bien, lui.
— Allons-y ! hurla-t-il.
Et ils coururent tous vers leurs montures sous ce scintillement jaune orangé changeant.
Au début, Jonas crut que tout se passait dans sa tête — que les explosions étaient une partie intrinsèque de leur façon de faire l’amour.
Faire l’amour, à d’autres ! Faire l’amour, foutaises ! Lui et Coraline faisaient autant l’amour qu’un âne des additions. Mais ce n’était quand même pas rien. Ah pour ça oui, c’était quelque chose.
Certes, il avait déjà connu des femmes ardentes dans sa vie, de celles qui attisent en vous une fournaise et l’entretiennent en vous dévorant avidement des yeux tandis qu’elles pompent activement des hanches ; mais jusqu’à Coraline, nulle autre femme n’avait eu le don de faire vibrer si puissamment une corde sensible en lui et avec une telle harmonie. Sur le plan sexuel, il avait toujours été le genre d’homme à prendre ce qui se présentait pour mieux l’oublier. Mais avec Coraline, il n’avait qu’une idée, recommencer, encore et toujours. Dès qu’ils étaient ensemble, ils s’accouplaient comme des chats ou des furets, griffant et crachant, avec force soubresauts ; ils se mordaient, s’injuriaient et, jusqu’à maintenant, n’étaient toujours pas rassasiés l’un de l’autre ni près de l’être. Aux côtés de Coraline, Jonas avait parfois l’impression de frire à feu doux.
Ce soir s’était tenue une réunion de l’Association du Cavalier, devenue peu ou prou ces derniers jours l’Association John Farson. Jonas avait mis ces membres au courant des derniers développements de la situation, répondu à leurs questions stupides tout en s’assurant qu’ils comprenaient bien ce qu’ils devraient faire le lendemain. Une fois cela réglé, il était allé inspecter Rhéa, qu’on avait installée dans l’ancienne suite de Kimba Rimer. Celle-ci n’avait même pas remarqué Jonas glisser la tête par la porte pour lui jeter un coup d’œil. Trônant dans le bureau à haut plafond et tapissé de livres de Rimer, assise dans le fauteuil en tapisserie de Rimer, devant la table de travail en bois de fer de Rimer, elle avait l’air aussi déplacée que la petite culotte d’une putain sur l’autel d’une église. Sur le bureau se trouvait posé l’Arc-en-Ciel du Magicien. Elle passait et repassait ses mains au-dessus du cristal en marmonnant avec un débit précipité. Mais la boule de cristal restait obstinément opaque et sombre.
Jonas l’avait enfermée à double tour avant d’aller retrouver Coraline. Cette dernière l’attendait dans le salon où le Parloir aurait dû avoir lieu le lendemain. Les chambres ne manquaient pas dans cette aile-là, cependant, elle l’avait conduit dans celle de feu son frère… Que le hasard n’eût rien à voir là-dedans, Jonas en restait persuadé. Et ils avaient fait l’amour sur le lit à baldaquin que Art Thorin ne partagerait jamais avec sa gueuse.
Ce fut féroce, comme à leur accoutumée, et Jonas approchait de l’orgasme quand retentit l’explosion du premier derrick. Bordel, quelle femme, songeait-il. Elle n’a jamais eu sa pareille au monde, sacredieux…
Puis deux nouvelles explosions se succédèrent rapidement et Coraline s’immobilisa un instant sous lui avant de se remettre à jouer du bassin.