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Il releva son propre bandana, se forçant à adopter un ton plus raisonnable. Mieux valait ménager ces paysans : il en avait besoin quelque temps encore. Une fois la balle dans le camp de Latigo, il lui serait loisible de changer d’attitude.

— Mais ça se pourrait qu’on ne les voie pas du tout.

— Probab’ qu’y sont déjà à plus de dix lieues d’ici et qu’y galopent vers l’Ouest en crevant leurs chevaux, renchérit Renfrew. J’donnerais cher pour savoir comment y ont fait pour s’échapper.

Quelle importance, sombre abruti ? songea Jonas, sans exprimer sa pensée.

— Pour c’qui est des hommes de Lengyll, il aura pris les plus costauds sur qui il aura pu mettre la main — et si bataille il y a, ces trente-là s’battront comme soixante.

Jonas échangea un coup d’œil avec Clay. Je veux le voir pour le croire, lisait-on dans le regard de Reynolds, ce qui rappela à Jonas pourquoi il l’avait toujours préféré à Roy Depape.

— Combien sont armés ?

— D’flingues ? La moitié, p’t-être. Doivent pas être à plus d’une heure derrière nous.

— Bien.

Au moins leurs arrières étaient couverts. Il faudrait faire avec. Et il était pressé de se débarrasser de ce maudit cristal.

Ah ? chuchota une petite voix intérieure, demi-folle et matoise, provenant du tréfonds de son être. Ah, tiens, si pressé que ça ?

Jonas l’ignorant, elle finit par se taire. Une demi-heure plus tard, ils quittèrent la route pour s’engager sur l’Aplomb. Devant eux, à quelques lieues de là, la Mauvaise Herbe ondulait sous le vent comme une mer d’argent.

7

À peu près au même moment où Jonas et sa troupe dévalaient l’Aplomb, Roland, Cuthbert et Alain remontaient en selle. Susan et Sheemie les regardaient faire, se tenant par la main, avec solennité, sur le seuil de la cabane.

— Tu entendras les explosions des citernes et tu sentiras la fumée, dit Roland. Même par vent contraire, tu la sentiras, je pense. Puis, moins d’une heure après, nouvelle fumée. Mais par là, cette fois, dit-il, pointant le doigt. Elle viendra des broussailles empilées à l’entrée du canyon.

— Et si on ne voit rien de tout ça ?

— Alors filez à l’ouest. Mais tu le verras, Sue, je te jure que tu le verras.

Elle s’avança, posa les mains sur sa cuisse et leva les yeux vers lui dans le clair de lune finissant. Il se pencha, lui saisit délicatement la nuque et l’embrassa à pleine bouche.

— Puisses-tu suivre ta course sans encombre, dit Susan en s’écartant de lui.

— Si fait, ajouta soudain Sheemie. Soyez fermes et loyaux, tous les trois.

Il s’avança à son tour et effleura timidement la botte de Cuthbert.

Ce dernier se baissa et lui serra la main.

— Veille bien sur elle, mon vieux.

— J’y manquerai point, fit Sheemie avec sérieux.

— Allons, partons, dit Roland, sentant que, s’il regardait encore une fois le visage grave et solennel de Susan levé vers lui, il éclaterait en sanglots.

Ils s’éloignèrent lentement de la cabane. Avant que l’herbe, en se refermant derrière eux, ne les dérobe à la vue, Roland se retourna une dernière fois.

— Je t’aime, Sue.

Elle sourit. Un très beau sourire.

— Oiseau et ours, lièvre et poisson, prononça-t-elle.

Quand Roland la revit la fois suivante, elle était prisonnière du cristal du Magicien.

8

Ce que Roland et ses amis apercevaient à l’ouest de la Mauvaise Herbe était d’une beauté farouche et solitaire. Le vent, soulevant de grands rideaux de sable, en balayait le désert pierreux, et le clair de lune les transformait en fantômes se pourchassant. Par intervalles, la Roche Suspendue était visible à deux roues de distance et aussi l’entrée de Verrou Canyon, quelque deux roues plus loin. Parfois, on ne voyait plus ni l’une ni l’autre, masquées par les nuages de poussière. Derrière eux, l’herbe haute rendait un son mélodieux et apaisant.

— Comment ça va, vous deux ? demanda Roland. Bien ?

Ils opinèrent.

— Ça va tirailler dans tous les coins, à mon avis.

— Nous nous souviendrons du visage de nos pères, dit Cuthbert.

— Oui, approuva Roland, presque machinalement. On s’en souviendra très bien.

Il s’étira sur sa selle.

— Le vent nous avantage, pas eux — c’est un bon point. On les entendra venir. Et on pourra se faire une idée de leur nombre. Compris ?

Tous deux acquiescèrent.

— Si Jonas n’a pas encore perdu confiance en lui, il sera bientôt là, et en petit comité — avec les hommes armés qu’il aura pu rameuter à la va-vite — et il sera en possession du cristal. Dans ce cas-là, on leur tendra une embuscade, on les liquidera tous et on récupérera l’Arc-en-Ciel du Magicien.

Alain et Cuthbert l’écoutaient intensément, n’en perdant pas une miette. Le vent souffla en rafale et Roland dut plaquer une main sur son chapeau pour l’empêcher de s’envoler.

— En revanche, s’il redoute d’autres avanies de notre part, il viendra plus tard, avec le gros de la troupe. Si cela se produit, on les laissera passer… puis, si le vent continue à souffler et à se montrer amical envers nous, on leur emboîtera le pas.

Cuthbert sourit largement.

— Oh Roland ! fit-il. Ton père serait fier de toi. Quatorze ans à peine, mais malin comme le diable !

— Quinze ans à la prochaine lune, rectifia Roland avec sérieux. Si on procède de cette façon, il nous faudra peut-être liquider leur arrière-garde. Mais attendez mon signal, d’accord ?

— On rejoindra la Roche Suspendue comme membres de leur cohorte, c’est ça ? demanda Alain.

Il avait toujours eu une longueur de retard sur Cuthbert, mais Roland n’en avait cure ; parfois, la fiabilité valait mieux que la vivacité.

— Si les dés sont jetés de cette façon, oui.

— S’ils ont la boule rose avec eux, espérons qu’elle ne nous trahira pas, observa Alain.

Cuthbert eut l’air surpris. Et Roland se mordit la lèvre, songeant que, parfois, Alain savait lui aussi faire preuve de vivacité d’esprit. Pas de doute, il avait devancé à la fois Bert… et Roland, en exprimant cette petite idée fort déplaisante.

— Nous avons beaucoup de choses à espérer, ce matin, mais nous jouerons nos cartes dans l’ordre où nous les tirerons.

Ils mirent pied à terre et s’assirent près de leurs chevaux, à la lisière de l’herbe, assez taciturnes. Roland, tout en regardant les nuages de poussière argentés qui se coursaient dans le désert, songeait à Susan. Il s’imaginait marié avec elle, vivant sur une petite terre quelque part au sud de Gilead. Ce serait après la défaite de Farson, l’étrange déclin du monde se serait inversé (la part la plus puérile de Roland supposait que mettre un terme aux agissements de Farson y suffirait) et ses jours de pistolero seraient derrière lui. Cela faisait moins d’une année qu’il avait acquis le droit de porter les six-coups à son ceinturon — et les gros revolvers de son père quand Steven Deschain déciderait de passer la main — et il en était déjà las. Les baisers de Susan lui avaient amolli le cœur et avaient accéléré sa maturation ; avaient rendu possible une autre vie. Meilleure, peut-être. Une vie avec un foyer, des enfants et…

— Ils arrivent, dit Alain, tirant brusquement Roland de sa rêverie.

Le Pistolero se dressa, les rênes de Flash au poing. Cuthbert se tenait tout près, tendu à l’extrême.