Susan rêvait de la saulaie — oiseau et ours, lièvre et poisson — et ce qui la tira de son rêve, ce ne fut pas Sheemie, au retour de sa petite commission, mais un cercle d’acier froid qu’on lui enfonçait dans le cou. Suivit un déclic bruyant qu’elle reconnut aussitôt pour l’avoir entendu dans le bureau du Shérif : celui d’un pistolet dont on arme le chien. La saulaie s’effaça de son esprit.
— Brille donc, petit rayon de soleil, dit une voix.
Et un court instant, Susan, déboussolée et encore mal réveillée, s’efforça de croire qu’on était encore la veille et que Maria voulait qu’elle se lève et quitte Front de Mer avant que le mystérieux assassin du Maire Thorin et du Chancelier Rimer ne revienne la tuer elle aussi.
Peine perdue. Quand elle ouvrit les yeux, ce ne fut point sur la lumière crue du milieu de la matinée mais sur la lueur cendreuse de cinq heures du matin. Et la voix n’était point celle d’une femme, mais d’un homme. Et on ne la secouait point par l’épaule, mais on lui braquait le canon d’une arme contre son cou.
Levant la tête, elle aperçut un visage ridé en lame de couteau, encadré de cheveux blancs. Des lèvres en estafilade. Des yeux du même bleu fané que ceux de Roland. Eldred Jonas. L’homme qui se tenait derrière lui avait payé des verres à son pa dans des temps meilleurs : Hash Renfrew. Un troisième homme, un du ka-tet de Jonas plongea dans la cabane. Une terreur paralysante la coupait en deux — elle avait autant peur pour Sheemie que pour elle. Elle n’était même pas sûre que le garçon comprendrait ce qu’il leur arrivait. Il y a ici deux des hommes qui ont essayé de le tuer, songea-t-elle. Ça au moins, il le comprendra.
— Ah, vous voici de retour parmi nous, rayon de soleil, dit Jonas avec affabilité, tout en la regardant chasser les brumes du sommeil d’un battement de cils. Bonne chose ! Une jolie petite sai telle que vous ne devrait pas faire la sieste seulette, si loin de tout. Mais n’ayez pas d’inquiétude, je veillerai à ce qu’on vous ramène à votre place.
Il leva vivement les yeux quand le rouquin à la cape ressortit de la cabane. Seul.
— Y a quelque chose qu’elle garde là-dedans, Clay ?
Reynolds fit non de la tête.
— Tout est encore sur le canasson, j’suppose.
Sheemie, songea Susan, Sheemie, où es-tu ?
Jonas tendit la main et lui caressa brièvement un sein.
— Joli, fit-il. Doux et tendre. Pas étonnant que Dearborn vous apprécie.
— Ôtez-moi de là votre sale main marquée de bleu, salopard.
Jonas s’exécuta en souriant. Puis il tourna la tête et examina le mulet.
— J’le connais celui-ci ; il appartient à Coraline, ma bonne amie. En plus de tout le reste, vous voilà devenue voleuse de bétail ! Quelle honte, quelle disgrâce, cette jeune génération. Vous n’êtes pas de mon avis, sai Renfrew ?
Mais l’ancien associé de son père demeura silencieux. Son visage n’affichait prudemment aucune expression et Susan songea qu’il se pouvait qu’il fût — ne serait-ce qu’infinitésimalement — honteux de sa présence ici.
Jonas se retourna vers elle, ses lèvres minces esquissant un simulacre de sourire bienveillant.
— Quoique… après l’assassinat, je suppose que le vol d’un mulet paraît de l’enfantillage, n’est-ce pas ?
Susan resta muette à cette saillie, se contentant de regarder Jonas flatter les naseaux de Capi.
— Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien avoir à charrier, ces gamins-là, qu’il leur ait fallu un mulet ?
— Des linceuls, murmura-t-elle, les lèvres engourdies. Pour vous et tous vos amis. C’était un chargement terriblement lourd, d’ailleurs — il a failli rompre l’échine du pauvre animal.
— Il existe un dicton dans le pays d’où je viens, reprit Jonas, toujours souriant, qui fait comme ça : les filles malignes vont en enfer. Vous le connaissez ?
Il continuait à caresser les naseaux du mulet qui semblait apprécier la chose ; il étirait le cou au maximum, ses petits yeux stupides mi-clos de plaisir.
— Vous a-t-il traversé l’esprit que ceux qui déchargent leur bête de somme, se partagent ce qu’elle portait et emportent chacun sa part, ne reviennent habituellement jamais ?
Susan s’obstina dans son silence.
— On vous a bel et bien séduite et abandonnée, Rayon de Soleil. Vite baisée, vite oubliée, c’est la triste vérité. Savez-vous où ils sont allés ?
— Oui, dit-elle, à voix basse, à peine un murmure.
Jonas afficha un air ravi.
— Si vous nous le disiez, les choses pourraient s’améliorer pour vous. Tu serais pas du même avis, Renfrew ?
— Si fait, dit ce dernier. Ce sont des traîtres, Susan — des partisans de l’Homme de Bien. Si vous savez où ils sont ou ce qu’ils complotent, faut nous l’dire.
Sans quitter Jonas des yeux, Susan répondit :
— Approchez-vous.
Desserrant à peine les lèvres, on eût dit qu’elle prononçait Abrochez-veau, mais Jonas comprit et se pencha, tendant le cou d’une manière qui le fit ressembler absurdement à Caprichoso. À peine fut-il à sa portée que Susan lui cracha au visage.
Jonas recula, tordant la bouche de surprise et de dégoût.
— Arrrh ! GARCE ! s’écria-t-il, lui décochant une gifle retentissante qui la projeta à terre.
Des étoiles noires explosèrent dans son champ de vision. Sa joue droite lui fit l’effet d’enfler comme un ballon. S’il m’avait frappée à peine plus bas, il aurait pu me briser le cou. Il aurait peut-être mieux valu, songea-t-elle. Portant la main à son nez, elle essuya le sang qui coulait de sa narine droite.
Jonas se tourna vers Renfrew, qui avait avancé d’un pas puis s’était immobilisé.
— Qu’on la mette sur son cheval et qu’on lui lie les mains devant elle. Et qu’on l’attache serré.
Il regarda Susan à terre et lui balança un grand coup de pied dans l’épaule qui la fit rouler vers la cabane.
— Tu as osé me cracher à la figure ? Tu as osé cracher sur Eldred Jonas, espèce de garce ?
Reynolds lui tendit son bandana. Jonas s’en saisit, en essuya le crachat puis s’accroupit auprès de Susan. Prenant ses cheveux à pleines mains, il s’en servit pour nettoyer soigneusement le bandana. Puis il la remit brutalement debout. Des larmes de douleur perlèrent dans ses yeux, mais elle garda le silence.
— Je ne reverrai peut-être jamais ton bon ami, ma douce Susan aux petits tétons si tendres. Mais je te tiens, toi, et je te tiens bien, hein ? Ah ouair. Et si Dearborn nous cherche des poux, tu le paieras au centuple. Et je ferai en sorte que Dearborn l’apprenne. Tu peux compter là-dessus.
Son sourire disparut et il lui donna soudain une poussée si rude qu’elle manqua de nouveau s’étaler les quatre fers en l’air.
— En selle, maintenant, et vite, avant que je ne décide de t’arranger un peu le portrait avec mon couteau.
Sheemie assista à la scène, caché dans l’herbe ; terrifié, il pleurait en silence. Il vit Susan cracher au visage du méchant Chasseur du Cercueil et se faire terrasser par un coup qui aurait pu la tuer. Il faillit se montrer alors, mais quelque chose — peut-être la voix de son ami Arthur dans sa tête — lui souffla que cela ne lui servirait qu’à être tué.