Sheemie regarda Susan monter à cheval. L’un des autres hommes — lui n’était pas l’un des Chasseurs du Cercueil, mais un gros ranchero qu’il avait vu au Repos de temps en temps — fit mine de vouloir l’aider, mais Susan le repoussa d’un coup de botte. L’homme recula, rouge comme une tomate.
Les mettez pas en colère, Susan, songea Sheemie. Ô mes dieux, faites point ça, y vont vous frapper encore ! Oh vot’ pauvr’ figur’ ! Et v’là qu’vous saignez du nez, maint’ant, pour sûr !
— Une dernière fois : où sont-ils et que comptent-ils faire ? demanda Jonas à Susan.
— Allez au diable, répondit-elle.
Il eut un mince sourire offensé.
— Probable que je t’y trouverai à mon arrivée, dit-il. Puis se tournant vers l’autre Chasseur du Cercueil :
— Tu as bien fouillé l’endroit ?
— Tout ce qu’ils avaient, ils l’ont emporté avec eux, répondit le rouquin. Ils ont rien laissé mis à part la tire-crampe de Dearborn.
Ce qui fit partir Jonas d’un rire méchant, méchant et demi, tandis qu’il mettait le pied à l’étrier.
— Allons, marchons, fit-il.
Ils rentrèrent dans la Mauvaise Herbe qui se referma sur eux. Et ce fut comme s’ils n’étaient jamais venus là… sauf que Susan avait disparu et Capi, aussi. Le gros ranchero, chevauchant près de Susan, menait le mulet par son licou.
Une fois certain qu’ils ne rebrousseraient pas chemin, Sheemie regagna lentement la clairière en reboutonnant son pantalon. Il regarda dans la direction que Roland et ses amis avaient prise, puis dans celle par laquelle on avait emmené Susan. Laquelle prendre ?
Un instant de réflexion plus tard, il s’aperçut qu’il n’avait point le choix. L’herbe par ici était d’une vivacité élastique. La piste qu’avaient empruntée Roland, Alain et le bon Arthur Heath (Sheemie pensait encore à lui sous ce nom-là et y penserait toujours de la sorte) avait disparu. D’autre part, celle tracée par Susan et ses ravisseurs était encore visible. Et peut-être, s’il la suivait, serait-il en mesure de faire quelque chose pour Susan. Pourrait-il l’aider.
Il commença par marcher, puis se mit à courir au petit trot au fur et à mesure que sa crainte qu’ils ne fassent demi-tour et le surprennent se dissipait. Sheemie suivit la direction que Susan avait prise. Il devait la suivre une bonne partie de la journée.
Cuthbert — loin d’être le tempérament le plus sanguin dans n’importe quelle situation — manifesta une impatience grandissante tandis que la clarté de l’aube s’acheminait vers le plein jour. C’est la Moisson, se dit-il. Enfin ! Et nous sommes assis là, avec nos couteaux affûtés et rien de rien à faucher.
Il demanda par deux fois à Alain ce qu’il « entendait ». La première fois, Alain se borna à un grognement. La seconde, il demanda à Bert ce qu’il espérait qu’il entende, si on lui jacassait ainsi dans l’oreille.
Cuthbert, qui était loin de considérer que s’enquérir par deux fois à un quart d’heure d’intervalle fût « jacasser » s’éloigna et revint s’asseoir tout maussade aux pieds de son cheval. Un instant plus tard, Roland vint s’installer près de lui.
— Attendre, maugréa Cuthbert. Qu’est-ce qu’on aura fait d’autre à Mejis ? Et c’est ce que je fais le plus mal.
— Tu ne le feras plus très longtemps, dit Roland.
La compagnie de Jonas atteignit l’endroit où la troupe de Fran Lengyll avait établi un campement temporaire une heure environ après que le soleil fut monté à l’horizon. Quint, Rhéa et les vaqueros de Renfrew étaient déjà là à siroter leur café, ce que Jonas fut ravi de voir.
Lengyll se porta à leur rencontre mais, apercevant Susan à cheval, les mains liées, il recula légèrement, comme s’il voulait courir se fourrer dans un trou. Mais comme il n’y avait ni coin ni recoin où se cacher, il resta planté là. Cependant, il n’avait pas l’air enchanté du tout.
Susan pressa sa monture de ses genoux et quand Reynolds tenta de l’attraper par l’épaule, elle l’abaissa, ce qui lui permit d’éviter son contact, ne serait-ce que momentanément.
— Ma foi, Francis Lengyll ! Je n’aurais jamais imaginé vous rencontrer ici !
— Je regrette de vous y voir dans cet équipage, Susan, répondit Lengyll, rougissant peu à peu jusqu’à la racine des cheveux, comme la marée s’approche de la digue. Vous vous êtes drôlement mal acoquinée, fillette… et, au final, la mauvaise compagnie vous fausse compagnie et vous laisse payer la note toute seule.
Susan éclata de rire de bon cœur.
— Mauvaise compagnie, si fait ! s’écria-t-elle. Vous savez de quoi vous parlez, n’est-ce pas, Fran ?
Il se détourna, avec une raideur et une gaucherie provoquées par son embarras. Levant l’un de ses pieds bottés et, avant que quiconque ait pu l’en empêcher, Susan lui décocha un coup de pied juste entre les omoplates. Il bascula sur le ventre, éberlué sous le choc et la surprise.
— Arrête ça, espèce de pouffiasse éhontée ! hurla Renfrew qui la gratifia d’une baffe sur un côté du crâne — le gauche — et contribua du moins à rétablir l’équilibre, jugerait-elle par la suite quand elle aurait retrouvé ses esprits et serait à nouveau en mesure de penser. Elle vacilla sur sa selle, mais garda son assiette. Elle ne regardait pas Renfrew, seulement Lengyll qui s’était mis tant bien que mal à quatre pattes, le visage toujours empreint d’une expression médusée.
— Vous avez tué mon père ! lui cria-t-elle. Vous avez tué mon père, vous qui n’êtes que l’ombre d’un homme, la couardise incarnée, la sournoiserie incarnée !
Elle dévisagea alors le groupe des rancheros et des vaqueros qui avaient tous les yeux fixés sur elle à présent.
— Voyez-le donc, Fran Lengyll, chef de l’Association du Cavalier, l’être le plus vil et le plus sournois qui ait jamais arpenté la terre ! Pire qu’une merde de coyote ! Pire que…
— Assez, dit Jonas, regardant avec un intérêt non dissimulé Lengyll, courbant l’échine, battre en retraite vivement près de ses hommes.
De son côté, Susan éprouva une amère délectation à constater qu’il s’agissait d’une retraite en bonne et due forme. Rhéa caquetait, se balançant de part et d’autre, émettant un son d’ongles griffant une ardoise. Il écorchait les oreilles de Susan, pas autrement surprise de la présence de Rhéa en une telle compagnie.
— Ce ne sera jamais assez, dit Susan, regardant tour à tour Jonas et Lengyll, avec une expression de mépris sans borne, semblait-il. Pour lui, ce ne sera jamais assez.
— Ma foi, peut-être, mais vous avez bien mis à profit le temps qui vous était imparti, dame-sai. J’en connais peu qui auraient fait mieux à votre place. Écoutez donc le caquet de la sorcière ! C’est comme du sel sur ses plaies, j’intuite… mais on le lui rabattra bien assez tôt.
Puis, tournant la tête, il appela :
— Clay !
Reynolds le rejoignit au galop.
— Tu crois que tu peux ramener Rayon de Soleil sans encombre jusqu’à Front de Mer ?
— Oui, répondit Reynolds, tâchant de ne pas laisser filtrer le soulagement qu’il éprouvait à être renvoyé dans l’Est au lieu de continuer vers l’ouest. Il commençait à nourrir de mauvais pressentiments à propos de la Roche Suspendue, de Latigo et des citernes… à propos de toute l’entreprise, à vrai dire. Dieu savait pourquoi.