— Faire ses preuves ou mourir, dit Alain, comme s’il déchiffrait le cours des pensées du Pistolero. Tout se résume à ça.
— Oui. Tout se résume toujours à ça, au final. Combien de temps encore avant qu’ils n’arrivent, selon toi ?
— Au moins une heure, je dirais. Probablement deux.
— Ils seront sur leurs gardes.
Alain acquiesça.
— Oui, il y a des chances.
— C’est pas bon pour nous, renchérit Cuthbert.
— Jonas craint qu’on lui tende une embuscade dans les herbes, dit Roland. Peut-être même qu’on y mette le feu pour mieux le cerner. Ils relâcheront leur vigilance, une fois à découvert.
— C’est ce que tu espères, précisa Cuthbert.
Roland inclina la tête avec gravité.
— Oui. C’est ce que j’espère.
Tout d’abord, Reynolds se contenta de mener la fille à rebours de la piste déjà foulée à un pas raisonnable, mais une demi-heure après avoir quitté Jonas, Lengyll et les autres, il fit adopter le petit trot à sa monture. Pylône soutint facilement le train du cheval de Reynolds et fit preuve de la même aisance, dix minutes plus tard, quand ce dernier passa à un léger galop continu. Susan, se tenant au pommeau de la selle avec ses mains liées, chevauchait à la droite de Reynolds, cheveux au vent. Elle songea que son visage devait avoir pris des couleurs ; ses joues étaient plus enflées que la normale, sa peau lui paraissait plus sensible, picotée par le vent de la vitesse.
À l’endroit où la Mauvaise Herbe cédait la place à l’Aplomb, Reynolds fit halte pour laisser souffler les chevaux. Il mit pied à terre et, tournant le dos à Susan, pissa un coup. Cette dernière en profita pour jeter un coup d’œil sur la pente où elle aperçut la grande bande de coursiers, livrée à elle-même, qui s’effilochait sur les bords. Ils avaient au moins réussi ça, peut-être. C’était peu, mais c’était déjà quelque chose.
— Z’avez besoin de prendre vos précautions ? demanda Reynolds. Je vous aiderai à descendre, si c’est le cas. Mais me dites pas non maintenant et venez pas vous plaindre après.
— Tu as peur. Tout grand et brave régulateur que tu soies, tu meurs de trouille, hein ? Si fait, malgré ton cercueil tatoué, et tout et tout.
Reynolds se réfugia derrière son rictus méprisant mais, ce matin, il n’était pas très réussi.
— Devriez laisser dire la bonne aventure à celles qui savent faire, mamzelle. Bon, z’avez besoin de prendre vos précautions, oui ou non ?
— Non. Et je sais que tu as peur. De quoi ?
Reynolds, qui n’ignorait pas que son mauvais pressentiment ne l’avait pas quitté en quittant Jonas comme il l’avait espéré, lui montra ses dents tachées de tabac.
— Si z’avez rien de sensé à dire, alors taisez-vous.
— Pourquoi tu ne me laisses pas partir ? Peut-être que mes amis feront la même chose pour toi quand ils nous rattraperont.
Cette fois, Reynolds rit presque de bon cœur. Il sauta en selle, se racla la gorge, cracha. Dans le ciel, la Lune du Démon n’était plus qu’une boule pâle et boursouflée.
— Pouvez toujours rêver, mamzelle sai, dit-il. C’est pas interdit. Mais vous reverrez jamais ces trois-là. Sont bons pour les vers, si fait. Maint’nant, en route.
Et ils allèrent de l’avant.
Cordélia ne s’était point couchée du tout, la Veille de la Moisson. Elle passa la nuit dans son fauteuil au salon et, malgré l’ouvrage sur ses genoux, elle n’avait fait ni un point avant ni un point arrière. Et même à présent que la lumière matinale devenait plus vive (dix heures approchaient), elle restait assise dans son fauteuil, le regard toujours perdu dans le vide. Qu’y avait-il à voir d’ailleurs ? Tout s’était effondré autour d’elle — tous les espoirs qu’elle avait placés en Thorin et la fortune dont il doterait Susan et l’enfant de Susan, sinon de son vivant, du moins dans sa « lettre morte » ; tous ses espoirs d’accéder à un rang honorable dans la communauté ; tous ses projets d’avenir. Tout cela avait été balayé par deux enfants obstinés qui n’avaient pas pu s’empêcher de mettre bas les culottes.
Assise dans son vieux fauteuil, son tricot sur les genoux et la cendre dont Susan l’avait barbouillée marquant sa joue comme un stigmate, elle songeait : Un de ces jours, on me retrouvera morte dans ce fauteuil — vieille, pauvre, oubliée de tous. Ah, l’ingrate enfant ! Après tout ce que j’ai fait pour elle !
Elle fut tirée de sa songerie par un faible grattouillis au carreau. Elle ne savait pas combien de temps il avait mis pour faire intrusion dans son conscient mais, dès qu’il y réussit, elle posa de côté ses travaux d’aiguille et se leva pour aller voir. C’était peut-être un oiseau. Ou des enfants se livrant à leurs farces de la Moisson sans se rendre compte que le monde était arrivé à son terme. Quoi que ce fût, elle comptait bien le chasser.
Cordélia ne vit rien tout d’abord. Puis, au moment où elle se détournait, elle aperçut un poney et une carriole à l’entrée du jardin. La carriole avait de quoi inquiéter — noire avec des symboles dorés peints sur tout son pourtour — et le poney, penchant la tête entre les brancards sans paître pour autant, donnait l’impression qu’on l’avait mené à un train d’enfer.
Pendant qu’elle se livrait à ces observations, le sourcil froncé, une main crasseuse et déformée s’éleva devant elle dans les airs et recommença à gratter au carreau. Cordélia, hoquetant de surprise, porta ses deux mains à sa poitrine pour comprimer de violents battements de cœur. Elle recula d’un pas et poussa un petit cri quand elle heurta du mollet le garde-cendre du poêle.
Les ongles longs et noirs de crasse grattèrent encore à deux reprises, puis disparurent.
Cordélia resta un instant plantée là où elle était, irrésolue, puis se dirigea vers la porte. Elle prit au passage dans le coffre à bois une solide branche de cornouiller, juste en cas. Puis elle ouvrit grand la porte, tourna à l’angle de la maison et, inspirant profondément pour garder son calme, gagna le jardin, la branche de cornouiller brandie.
— Sortez de là, qui que vous soyez ! Décampez avant que je…
Mais sa voix mourut dans sa gorge en apercevant une femme incroyablement vieille qui rampait vers elle parmi les plates-bandes gelées. Les cheveux blancs filasse (du moins, ce qu’il en restait) de la mégère lui tombaient sur le visage. Son front et ses joues n’étaient plus que plaies suppurantes ; ses lèvres fendues avaient craché une bruine sanglante sur son menton pointu plein de verrues. Le blanc de son œil avait viré à un gris jaunâtre repoussant et elle haletait comme un soufflet de forge en se déplaçant.
— Aidez-moi, ma bonne femme, éructa ce spectre. Aidez-moi, s’il vous plaît, car je suis à bout de forces.
Cordélia laissa retomber la branche de cornouiller ; elle avait du mal à en croire ses yeux.
— Rhéa ? murmura-t-elle. Vous n’êtes pas Rhéa ?
— Si fait, murmura Rhéa en retour, continuant sa reptation en écrasant sous elle les dauphinelles mortes et s’accrochant à la terre gelée. Aidez-moi.
Cordélia recula un peu, son gourdin improvisé lui battant le genou.
— Non, je… je ne peux point faire entrer quelqu’un comme toi dans ma maison… je regrette de te voir dans cet état… mais je dois penser à ma réputation… les voisins me surveillent de près, si fait…