En disant cela, elle jeta un coup d’œil dans la Grand-Rue, comme si elle s’attendait à voir des gens de la ville, alignés à l’affût devant sa palissade, avides de colporter leurs commérages et de dénoncer son mode de vie mensonger. Mais il n’y avait personne. Le calme régnait à Hambry : trottoirs et contre-allées étaient déserts et l’animation joyeuse propre à un Jour de Fête de la Moisson brillait par son absence. Elle reporta son regard sur la chose qui venait de fouler ses plates-bandes.
— C’est votre nièce… qui a tout fait…, marmonna la chose vautrée dans la poussière. Tout est de sa faute.
Cordélia lâcha le morceau de bois. Il lui érafla la cheville en tombant, mais elle y prit à peine garde. Elle serra les poings.
— Aidez-moi, murmura Rhéa. Je sais… où elle est… nous… nous avons du travail à faire, toutes les deux… un travail… de femme…
Cordélia hésita encore un instant, puis s’approcha de la vieille, s’agenouilla près d’elle, lui passa un bras autour du corps et fit en sorte de la remettre sur pied. Elle dégageait une puanteur — celle de la chair en décomposition — qui donnait la nausée.
Des doigts osseux vinrent caresser la joue et le cou de Cordélia tandis qu’elle aidait la sorcière à entrer. Cordélia en eut la chair de poule, mais ne s’écarta pas de Rhéa tant que celle-ci ne se fut pas affalée dans un fauteuil avec force pets et hoquets à l’appui.
— Écoutez-moi, siffla la vieille entre ses dents.
— Je suis tout ouïe, fit Cordélia tirant une chaise et venant s’asseoir près d’elle.
Elle avait beau être aux portes de la mort, si jamais l’on tombait sous la coupe de son regard, il était étrangement difficile de détourner les yeux. Rhéa plongea alors la main dans le corsage de sa robe crasseuse, en extirpa un charme quelconque en argent et se mit à le tripoter rapidement entre ses doigts, comme si elle disait un chapelet. Cordélia, que le sommeil avait fuie toute la nuit, se sentit prise tout à coup de l’envie de dormir.
— Les autres sont hors de notre portée, dit Rhéa, et le cristal a échappé à mon emprise. Mais elle… ! On la ramène à la Maison du Maire et s’pourrait bien qu’on puisse s’en occuper… si fait, si fait, au moins ça.
— Vous ne pouvez vous occuper de rien, dit Cordélia, sur ses gardes. Vous êtes mourante.
Rhéa émit un rire poussif qui fit dégouliner un filet de bave jaunâtre sur son menton.
— Moi, mourante ? Nenni. Épuisée, seulement. Je n’ai besoin que d’un rafraîchissement et d’un peu de repos. Et maintenant, écoute-moi, Cordélia, fille d’Hiram et sœur de Pat !
Elle crocha d’un bras osseux (et d’une force surprenante) le cou de Cordélia, l’attirant à elle. En même temps, elle levait l’autre main, faisant tournicoter la médaille d’argent devant les yeux médusés de Cordélia. La vieillarde se livra à des chuchotis et, au bout d’un instant, Cordélia inclina la tête en signe d’assentiment.
— Alors, fais-le, lui intima la sorcière en la libérant. Puis elle s’effondra de nouveau dans le fauteuil, harassée. Et sur-le-champ, car je ne vais point pouvoir continuer longtemps dans l’état où je suis. Et il me faudra un peu de temps ensuite, si ça te dérange point, pour revivre, comme qui dirait.
Cordélia traversa la pièce jusqu’à la partie cuisine. Là, sur le comptoir près de la pompe manuelle, se trouvait un bloc de bois où étaient glissés les deux couteaux affûtés de la maison. Elle en prit un et revint vers Rhéa. Son regard était perdu, ailleurs, comme l’avait été celui de Susan quand elle s’était tenue près de la sorcière sur le seuil de sa masure, dans la clarté de la Lune des Baisers.
— Tu voudrais lui rendre la monnaie de sa pièce ? demanda Rhéa. C’est pour ça que je suis venue vers toi.
— Mamzelle Fraîche et Rose, murmura Cordélia d’une voix à peine audible. Portant sa main libre à son visage, elle effleura sa joue souillée de cendre. J’aimerais lui rendre la monnaie de sa pièce, si fait.
— Tu irais jusqu’à la mort ?
— Si fait. La sienne ou la mienne.
— N’aie crainte, ce sera la sienne, répondit Rhéa. Et maintenant, donne-moi un rafraîchissement, Cordélia. Donne-moi ce dont j’ai tant besoin !
Cordélia déboutonna le devant de sa robe et révéla, en se dégrafant de la sorte, outre une plantureuse poitrine, un estomac qui avait commencé à se ballonner depuis une année environ et pris l’aspect du ventre renflé d’une petite marmite. Quelques vestiges de sa taille d’autrefois subsistaient encore et c’est là qu’elle porta le couteau, tailladant à travers sa chemise la chair en dessous. Le coton blanc se fleurit aussitôt de rouge le long de la fente.
— Si fait, chuchota Rhéa. On dirait des roses. J’en rêve assez souvent. Des roses épanouies entourant ce qui se dresse, sombre, au-dessus de leur tapis d’écarlate, aux confins du monde ! Approche !
Posant la main au creux du dos de Cordélia, elle activa le mouvement. Elle leva les yeux vers le visage de cette dernière, puis sourit en se pourléchant les babines.
— Bien, très bien.
Cordélia fixait un point dans le vide au-dessus de la tête de Rhéa du Cöos tandis que la vieille, enfouissant son visage dans l’entaille rouge de la chemise, se mettait à boire.
Si Roland fut d’abord ravi d’entendre le cliquetis assourdi des harnais et des gourmettes se rapprocher du lieu où tous trois se tenaient accroupis dans l’herbe haute, plus ce son devint distinct — distinct au point que murmures et bruits de sabots étaient eux aussi perceptibles — plus il commença à prendre peur. Que les cavaliers passent devant eux sans les voir était une chose, mais si, par malchance, ils leur fonçaient droit dessus, les trois garçons mourraient comme une nichée de taupes que le soc d’une charrue met au jour.
Le ka ne leur avait probablement pas permis de couvrir tant de chemin pour les faire finir de cette façon, non ? Dans toute l’étendue de la Mauvaise Herbe, comment cette troupe de cavaliers pouvait-elle tomber précisément là où Roland et ses amis avaient fait halte ? Mais ils n’en continuaient pas moins à avancer, bruits divers et voix d’hommes étant de moins en moins étouffés.
Alain regarda Roland avec effarement et pointa un doigt vers la gauche. Roland secoua la tête et, tapotant le sol des deux mains, lui signifia qu’ils ne bougeraient pas d’une semelle. Bien obligés ; il était trop tard pour se déplacer sans qu’on les entende.
Roland dégaina ses revolvers.
Cuthbert et Alain l’imitèrent.
Pour finir, le soc de la charrue manqua les taupes d’une vingtaine de mètres. Les garçons apercevaient déjà par intermittence les montures et leurs cavaliers à travers l’herbe drue ; Roland n’eut aucun mal à distinguer que Jonas, De-pape et Lengyll venaient en tête de la colonne, chevauchant tous trois de front. Une trentaine d’hommes les suivaient, entrevus sous la forme d’éclairs rouans et repérés au rouge et vert vifs de leurs ponchos. Ils avançaient plutôt espacés et Roland songea que ses amis et lui pouvaient raisonnablement espérer que ce phénomène s’accentuerait une fois qu’ils auraient rejoint le désert.
Les garçons laissèrent défiler la colonne, tenant les têtes de leurs chevaux au cas où il prenne l’envie à l’un d’eux de saluer d’un hennissement ses congénères passant aussi près. Une fois qu’ils eurent disparu, Roland tourna son visage grave et pâle vers ses amis.
— En selle. L’heure de la Moisson est venue.
Ils menèrent leurs chevaux jusqu’en lisière de la Mauvaise Herbe, rejoignant la piste ouverte par la colonne de Jonas, là où la végétation cédait la place à une zone parsemée de buissons rabougris, puis au désert proprement dit.