Roland arma le chien de son revolver du pouce et tira. La balle vint frapper en plein centre la main tatouée qui tenait le cordon du sac, pulvérisant la paume, ne laissant que des doigts se détachant au jugé d’une masse rouge et spongieuse. Un bref instant, Roland aperçut le cercueil bleu, qui fut très vite masqué par le sang qui ruisselait.
Le sac tomba. Et au moment où Flash, entrant en collision avec le cheval de Jonas, le repoussait sur le côté, Roland s’en saisit adroitement et le coinça au creux de son bras. Jonas poussa un cri de consternation en voyant l’objet si précieux entre tous lui échapper et, agrippant Roland par l’épaule, faillit réussir à désarçonner le pistolero. Le sang de Jonas coula à chaudes gouttes sur le visage de Roland.
— Rends-le-moi, sale gamin !
Jonas trifouilla sous son poncho et en extirpa une autre arme — Rends-le-moi, il est à moi !
— Plus maintenant, dit Roland.
Et tandis que Flash se livrait à de rapides et légères voltes pour un animal de son gabarit, Roland tira deux fois à bout portant en plein visage de Jonas. Le cheval de ce dernier s’emballa et se débarrassa de son cavalier qui atterrit sur le dos, avec un bruit mat. Ses bras et ses jambes, agités d’un spasme, tremblotèrent en saccades puis cessèrent d’un seul coup.
Roland se passa le sac en bandoulière et revint vers Alain et Cuthbert, déterminé à leur prêter main-forte… mais ils n’avaient nullement besoin d’aide. Ils se tenaient côte à côte sur leurs montures dans un tourbillon de poussière, campés au bout d’un sillon zigzaguant, jalonné de cadavres, les yeux hagards, l’air hébété — ceux de jeunes garçons qui, ayant essuyé le feu pour la première fois, n’en revenaient toujours pas de ne pas s’y être brûlés. Seul Alain était blessé ; une balle lui avait ouvert la joue gauche, blessure qui guérit bien mais lui laissa une cicatrice qu’il garda jusqu’à son dernier jour. Il n’arrivait pas à se souvenir qui en était responsable, devait-il raconter par la suite, ni à quel moment de la bataille cela s’était produit. Pendant la fusillade, il avait perdu conscience de lui-même et n’avait qu’un très vague souvenir de ce qui était arrivé après le début de la charge. C’était du pareil au même pour Cuthbert.
— Roland, dit Cuthbert en se passant une main tremblante sur le visage. Aile, pistolero.
— Aïle.
Cuthbert avait les yeux rouges et irrités par le sable, on aurait dit qu’il avait pleuré. Il reprit les billes d’argent inemployées quand Roland les lui tendit sans paraître savoir ce que c’était.
— On est vivants, Roland.
— Oui.
Alain regardait autour de lui, un peu étourdi.
— Où sont passés les autres ?
— Je dirais qu’au moins vingt-cinq sont là-bas, dit Roland, montrant la route pavée de cadavres. Pour le reste…
Sa main encore armée du revolver effectua un large demi-cercle.
— Ils sont loin. Ils ont eu leur content des guerres de l’Entre-Deux-Mondes, j’intuite.
Roland fit glisser le sac de son épaule, le tint devant lui sur l’arcade de sa selle, avant de l’ouvrir. Un instant, la béance du sac resta obscure, puis s’emplit de la pulsation irrégulière d’une plaisante lumière rose.
Elle rampa sur les joues imberbes du Pistolero avant d’inonder ses yeux.
— Roland, dit Cuthbert, soudainement nerveux, je ne crois pas que ce soit le moment de s’amuser avec ça. Ils ont tous dû entendre la fusillade à la Roche Suspendue. Si on doit finir ce qu’on a commencé, on n’a pas le temps de…
Roland l’ignora superbement. Glissant les deux mains à l’intérieur du sac, il en sortit le Cristal du Magicien. Il l’éleva à hauteur de ses yeux, sans prendre garde qu’il l’avait souillé de gouttelettes du sang de Jonas. Le cristal n’en parut guère dérangé : ce n’était pas son premier contact sanguin. Il miroita et tourbillonna de façon informelle quelques instants, puis ses vapeurs roses s’écartèrent comme des rideaux. Roland vit alors ce qu’il y avait à voir et se perdit dans cette contemplation.
CHAPITRE 10
Sous la Lune du Démon (II)
La prise de Coraline sur le bras de Susan était ferme sans être douloureuse. Si la façon qu’elle avait de pousser en avant Susan dans le couloir du rez-de-chaussée n’avait rien de particulièrement brutal, elle trahissait une inflexibilité des plus décourageantes. Susan n’émit aucune protestation ; cela aurait été en pure perte. Derrière les deux femmes marchaient deux vaqueros (armés de couteaux et de bolas, car toutes les armes à feu étaient parties avec Jonas dans l’Ouest). Suivant les vaqueros d’un pas dolent comme un spectre maussade auquel manquerait l’énergie psychique nécessaire pour se matérialiser, venait Laslo, frère aîné de feu le Chancelier. Reynolds, dont l’inquiétude grandissante avait émoussé toute envie de viol en fin de parcours, était soit demeuré à l’étage soit sorti en ville.
— Je vais vous enfermer dans la resserre froide en attendant que je sache un peu mieux quoi faire de vous, ma chère, dit Coraline. Vous y serez tout à fait en sécurité et… au chaud. Vous avez bien de la chance de porter un poncho. Puis… quand Jonas reviendra…
— Vous ne reverrez jamais sai Jonas, fit Susan. Jamais il ne…
Une douleur nouvelle lui sauta au visage, qu’elle avait sensible. Un instant, Susan eut l’impression que le monde entier avait explosé. Elle chancela en arrière, contre le mur de pierre taillée du couloir d’en bas ; sa vue d’abord brouillée retrouva lentement sa clarté de vision. Elle sentait du sang couler le long de sa joue, celui de la blessure qu’y avait ouverte la pierre de la bague de Coraline quand elle l’avait giflée d’un revers de main, à toute volée. Et celui de son nez. Ce foutu appendice s’était remis à saigner, lui aussi.
Coraline la dévisageait d’un air glacial, très « j’accomplis ma tâche, un point c’est tout » ; néanmoins, Susan crut déceler dans son regard quelque chose d’un peu différent. De la peur, peut-être bien.
— Je vous interdis de me parler d’Eldred, mamzelle. On l’a envoyé rattraper et capturer les garçons qui ont tué mon frère. Et que vous avez fait évader.
— Pas à moi, ça suffit comme ça.
Susan s’essuya le nez, fit une grimace en voyant une mare de sang dans sa paume, qu’elle frotta contre la jambe de son pantalon.
— Je sais qui a tué Hart, aussi bien que vous. Alors arrêtez de me chercher et moi, je cesserai de vous trouver.
En voyant Coraline lever la main, prête à frapper, elle eut un petit rire ironique.
— Allez-y. Ouvrez-moi l’autre joue si ça vous chante. Ça ne changera rien au fait que vous dormirez cette nuit sans homme pour chauffer l’autre côté de votre couche, hein ?
Au lieu de gifler Susan, Coraline plaqua de nouveau violemment sa main sur le bras de la fille ; mais avec, cette fois, assez de poigne pour lui faire mal. Mais Susan le sentit à peine. Des spécialistes l’avaient déjà — et autrement — malmenée ce jour-là et elle aurait volontiers souffert davantage, si cela avait pu hâter le moment où Roland et elle seraient à nouveau réunis.
Coraline la traîna sur toute la longueur du couloir, lui fit traverser la cuisine — la grande pièce qui, tout autre Jour de la Moisson, aurait baigné dans la rumeur et la vapeur, était aujourd’hui étrangement déserte — jusqu’à la porte bardée de fer à l’autre extrémité. Coraline l’ouvrit. Une odeur de pomme de terre, de courge et d’âprerave s’en échappa.