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— Entrez là-dedans. Et vite, avant que l’envie me prenne de botter votre mignon petit cul.

Susan la regarda bien en face, le sourire aux lèvres.

— Je vous maudirais bien en vous traitant de putain d’un assassin, sai Thorin, mais vous vous en êtes déjà chargée toute seule. Et vous le savez — on le lit sur votre figure. Aussi me contenterai-je de vous faire ma révérence…

Sans cesser de sourire, elle joignit le geste à la parole.

— … et de vous souhaiter une très bonne journée.

— Entrez là-dedans et fermez votre clapet, effrontée ! s’écria Coraline, poussant Susan dans la resserre froide. Elle claqua la porte, tira le verrou et fusilla du regard les vaqueros, qui se tenaient prudemment à distance.

— Gardez-la bien, muchachos. Et ouvrez l’œil et le bon.

Se faufilant entre eux sans écouter leurs belles promesses, elle regagna à l’étage la suite de feu son frère pour y attendre Jonas ou à tout le moins un message de lui. La garce à face de lait remisée en bas entre les carottes et les pommes de terre ne savait rien, mais ses paroles, Vous ne reverrez jamais sai Jonas, Coraline ne pouvait plus se les sortir de la tête où elles résonnaient à présent à tous les échos.

2

Les douze coups de midi sonnèrent au clocher trapu qui coiffait la Salle Municipale. Et si le silence inaccoutumé qui planait sur le reste d’Hambry paraissait déjà bien étrange, quand le matin du Jour de la Moisson devint l’après-midi, le silence qui régnait au Repos des Voyageurs, lui, avait de quoi inquiéter carrément. Plus de deux cents habitués se pressaient sous le regard fixe du Gai Luron, éclusant sec comme un seul homme ; cependant, il n’y avait quasiment aucun bruit, hormis celui des pieds raclant le sol et le heurt impatient des verres sur le bar, réclamant une nouvelle tournée.

Sheb avait attaqué timidement un air au piano — « Big Bottle Boogie », que tout le monde aimait bien —, mais un cow-boy, dont la joue s’ornait d’une tache de muté, lui avait enfilé la pointe d’un couteau dans le creux de l’oreille, lui disant d’arrêter son tintouin s’il voulait conserver ce qui lui tenait lieu de cervelle du côté tribord de son tympan. Sheb, qui aurait bien aimé jouir de l’air qu’on respire encore un bon millier d’années si les dieux l’avaient permis, avait abandonné illico son tabouret et gagné le bar pour prêter main-forte à Stanley et à Pettie le Trottin pour servir la bibine.

L’humeur des buveurs était mélangée et morose. Privés de la Fête de la Moisson, ils ne savaient plus trop quoi faire au juste. Il y aurait toujours un feu de joie et un plein contingent de pantins de chiffon à brûler, mais pas question de baisers de la Moisson aujourd’hui ni de bal, ce soir ; pas de devinettes, pas de courses, pas de combats de cochons, pas de blagues… pas de franche partie de rigolade, oui, noms des dieux ! Pas d’adieu chaleureux à la fin de l’année ! Pour toute liesse, il y avait eu des meurtres au cœur de la nuit et l’évasion des coupables et maintenant, ne restait plus que l’espoir — et non la certitude — de leur châtiment. Tous ceux-là, abrutis par la boisson et leurs ruminations, étaient potentiellement dangereux, telles des nuées d’orage porteuses de foudre : ils n’attendaient que celui ou celle qui leur dirait quoi faire.

Et bien sûr, quelqu’un à balancer dans le brasier, comme au bon vieux temps d’Arthur l’Aîné.

Ce fut à ce stade-là, peu après que le dernier coup de midi se fut évanoui dans l’air froid, que les portes battantes livrèrent passage à deux femmes. Ils étaient nombreux à connaître la mégère qui marchait devant et plusieurs se signèrent les yeux avec les pouces pour se garantir du mauvais œil. Un murmure parcourut la pièce. C’était la vieille du Cöos, la sorcière, et bien que son visage fût criblé d’ulcères et ses yeux enfoncés si profond dans les orbites qu’on les apercevait à peine, elle dégageait une étrange vitalité. Ses lèvres étaient rouges comme si elle avait croqué des apalachines.

La femme qui la suivait se déplaçait lentement, d’un air guindé, une main crispée sur la poitrine. Son visage était aussi blanc que la bouche de la sorcière était rouge.

Rhéa, sans leur jeter le moindre coup d’œil, passa devant les tables de Surveille-Moi, d’où les pistards qui y étaient installés la regardèrent, bouche bée, gagner le milieu de la pièce. Ce ne fut qu’une fois à mi-bar, exactement sous l’œil furibond du Gai Luron, qu’elle daigna se retourner pour mieux dévisager les meneurs de chevaux et les gens de la ville, devenus muets.

— Vous me connaissez tous ou presque ! s’écria-t-elle d’une voix éraillée aux accents presque stridents. Que ceux d’entre vous qui n’ont jamais eu besoin d’un philtre d’amour ni de remettre du plomb dans la tige de leur mousquet ni ne se sont jamais lassés de la langue de vipère de leur belle-mère sachent que je suis Rhéa, la sage-femme du Cöos. Quant à cette dame à mes côtés, c’est la tante de la fille qui a libéré les trois meurtriers hier au soir… c’est la même qui a assassiné votre Shérif et un bon jeune homme — marié qu’il était avec un enfant en route. Sans défense, il a levé ses mains nues vers elle, en la suppliant de lui laisser la vie sauve au nom de sa femme et de son futur bébé, et pourtant, elle lui a tiré dessus ! C’est une cruelle, si fait ! Une cruelle et une sans-cœur !

Un murmure parcourut l’assemblée, mais cessa à peine Rhéa leva-t-elle ses vieilles mains crochues. Sans les baisser, elle effectua un tour complet sur elle-même pour bien les avoir tous dans son champ de vision. Elle avait tout du champion de boxe le plus vieux et le plus laid du monde.

— Des étrangers sont venus et vous les avez accueillis parmi vous ! s’écria-t-elle de sa voix croassante. Accueillis et nourris de pain, et en retour, ils ne vous ont abreuvés que de malheurs et de chagrins ! Ils ont causé la mort d’êtres chers dont vous dépendiez, gâché la Fête de la Moisson et attiré sur vous les dieux savent quelles malédictions pour la fin de año !

Les murmures s’amplifièrent. Rhéa avait réveillé leur peur la plus enfouie : que les maux de cette année s’étendent au point de contaminer le nouveau bétail de bon aloi qui, lentement mais sûrement, faisait sa réapparition le long de l’Arc Extérieur.

— Mais ils sont partis pour ne plus revenir, apparemment ! continua Rhéa. C’est peut-être aussi bien… pourquoi leur sang impur devrait-il souiller notre sol ? Mais il y a cette autre… cette autre qui a grandi parmi nous… une jeune femme qui a trahi sa ville et les siens, en vrai mouton noir de son troupeau.

Pour prononcer cette dernière phrase, elle avait baissé le ton et sa voix n’était plus qu’un chuchotis rauque ; ses auditeurs tendirent l’oreille pour la saisir, ouvrant de grands yeux, la mine allongée. C’est alors que Rhéa s’effaça devant la femme hâve et pâle en robe noire qu’elle poussa au premier plan comme une poupée de chiffon ou la marionnette d’un ventriloque. Elle lui murmura quelque chose au creux de l’oreille… mais d’une façon ou d’une autre, ce chuchotement se propagea : tous l’entendirent.

— Allez, ma chère. Répétez-leur donc ce que vous m’avez dit.

D’une voix atone mais qui n’en portait pas moins, Cordélia se mit à parler :

— Elle m’a dit qu’elle ne voulait plus être la gueuse du Maire. Qu’il n’était point assez bon pour elle, m’a-t-elle dit. Et puis elle a séduit Will Dearborn. Pour prix de son corps, elle exigeait la position enviable d’être son épouse à Gilead… et le meurtre de Hart Thorin. Dearborn a payé son prix. La désirant comme il la désirait, il l’a payé volontiers. Ses amis lui ont prêté la main ; eux aussi ont peut-être joui d’elle, à ce que j’en sais. Le Chancelier Rimer a dû se mettre en travers de leur route. Ou bien peut-être que de le voir simplement leur a donné l’idée de lui régler son compte à lui aussi.