— Salopards ! s’écria Pettie. Petits goujats fouinards !
— Dites-leur maint’nant ce qu’y faut faire pour clarifier la nouvelle saison avant qu’elle soille gâtée, ma chérie, poursuivit Rhéa en roucoulant.
Cordélia Delgado releva la tête et dévisagea les hommes qui l’entouraient. Elle reprit son souffle, ses poumons de vieille fille inhalant profondément les odeurs aigres de graf, bière et whiskey confondues.
— Il faut s’emparer d’elle. Vous devez vous emparer d’elle. Je vous le dis avec tristesse et du fond du cœur, si fait.
Le silence. Et leurs yeux, à tous.
— Et lui peindre les mains.
Le regard vitreux, la chose sur le mur, comme un juge empaillé, parut rendre sa sentence au-dessus de l’assistance en attente.
— Charyou tri, murmura Cordélia.
Ils consentirent sans un cri, mais dans un soupir semblable à celui du vent d’automne entre les branches des arbres dénudés.
Sheemie courut littéralement aux trousses du méchant Chasseur du Cercueil et de Susan-sai jusqu’à l’extrême limite de ses forces — ses poumons étaient en feu et son point de côté s’était transformé en crampe en bonne et due forme. Il piqua du nez dans l’herbe de l’Aplomb, sa main gauche agrippée à son aisselle, grimaçant de souffrance.
Il resta allongé ainsi quelque temps, le visage enfoui dans l’herbe odorante, sachant parfaitement que ceux qu’il poursuivait prenaient de plus en plus d’avance, mais aussi que se relever et recommencer à courir ne servirait à rien tant que son point de côté n’aurait pas disparu pour de bon. S’il tentait de hâter le processus, le point de côté reviendrait le mettre à bas. Aussi resta-t-il comme il était, levant la tête pour observer les traces laissées par Susan-sai et le méchant Chasseur du Cercueil. Il se préparait à retenter l’aventure quand Caprichoso le mordit. Rien à voir avec un gentil mordillement, ma foi, mais un bon coup de dents. Capi, qui venait de connaître vingt-quatre heures éprouvantes, avait très moyennement apprécié de voir l’auteur de toutes ses misères se vautrer dans l’herbe pour y piquer un roupillon, selon toute apparence.
— OOOUCHHH ! Maudit sois-tu ! s’écria Sheemie qui pour le coup bondit sur ses pieds.
Rien de tel comme remède miracle que de se faire mordre le cul, un homme plus porté à philosopher se serait-il fait la réflexion ; ça faisait s’envoler en fumée tous vos autres soucis et chagrins, même les plus lourds à porter.
Sheemie tournicota, en se frottant le fondement.
— Pourquoi t’as fait ça, vieux sournois de vilain Capi ?
De grosses larmes de douleur humectaient ses yeux.
— Ça m’a fait un mal de… un mal de gros fils de pute !
Là-dessus, Caprichoso, allongeant le cou au maximum, découvrit ses dents en ce rictus satanique que seuls mulets et dromadaires savent déployer et se mit à braire. Aux oreilles de Sheemie, ce braiment avait tout d’un éclat de rire.
La longe du mulet traînait toujours par terre entre ses petits sabots pointus. Sheemie tendit la main pour s’en saisir, mais quand Capi baissa la tête pour lui infliger une nouvelle morsure, le simplet lui flanqua en biais une tape bien appliquée sur sa tête étroite. Capi renifla fortement et cligna des yeux.
— Tu l’as point volée, mon vieux. Vilain Capi, va ! fit Sheemie. Va falloir que je chie accroupi pendant une semaine, si fait. J’pourrai point poser mon joufflu sur le siège.
Il doubla la longe autour de son poing et grimpa sur le dos de l’animal. Capi ne chercha pas à le désarçonner, mais Sheemie grimaça en posant son séant blessé sur l’échine du mulet. Il avait cependant de la chance, songeait-il en piquant les flancs de l’animal pour le mettre en branle. Son cul lui faisait mal, mais du moins il n’aurait plus à marcher… ni à tenter de courir avec un point de côté.
— Avance, idiot ! dit-il. Presse-toi ! Va aussi vite que tu peux, vieux fils de pute !
Au cours de l’heure qui suivit, Sheemie traita Capi de « vieux fils de pute » plus souvent qu’à son tour — il venait de découvrir, comme beaucoup d’autres avant lui, qu’il n’y a que le premier juron qui coûte et rien de comparable pour se soulager le cœur.
Les traces laissées par Susan coupaient l’Aplomb en diagonale en direction de la côte et de la vieille bâtisse en adobe qui s’y élevait. Quand Sheemie atteignit Front de Mer, il mit pied à terre à l’extérieur de l’arche et resta un instant à court, quant à la marche à suivre. Qu’ils soient venus ici, il n’en doutait point — le cheval de Susan, Pylône, et celui du méchant Chasseur du Cercueil étaient attachés ensemble à l’ombre, baissant de temps à autre la tête vers l’abreuvoir de pierre rose qui flanquait la cour, côté océan.
Que faire maintenant ? Si les cavaliers qui entraient et sortaient en empruntant l’arche (des vaqueros chenus pour la plupart qu’on avait jugés trop vieux pour faire partie de la colonne de Lengyll) ne prêtaient point attention au garçon d’auberge et à son mulet, avec Miguel, ça risquait d’être une autre paire de manches. Le vieux mozo n’avait jamais aimé Sheemie et agissait en tout point comme s’il pensait que ce dernier allait se transformer en voleur à la première occasion ; et si jamais Miguel surprenait le souillon à tout faire de Coraline à rôder dans la cour, il l’en chasserait presque à coup sûr.
Nenni, il le fera point, décida Sheemie en son for intérieur. Pas aujourd’hui, j’peux point le laisser me commander aujourd’hui. J’m’en irai pas même s’il me braille dessus.
Mais si le vieux braillait pour de bon et donnait l’alarme, qu’est-ce qui se passerait ? Le méchant Chasseur du Cercueil accourrait et le tuerait aussi bien. Sheemie en était au point où il voulait bien mourir pour ses amis, mais à condition que ça serve à quelque chose.
Aussi sautillait-il d’un pied sur l’autre, dans le soleil froid, plein d’irrésolution, déplorant de ne pas être plus malin afin de pouvoir élaborer un plan. Une heure s’écoula de la sorte, puis deux. Le temps s’étirait, chaque instant qui passait devenait une épreuve des plus frustrantes. Il sentait lui glisser entre les doigts toutes les occasions d’aider Susan-sai sans savoir quoi faire à ce propos. À un moment donné, il entendit comme un roulement de tonnerre en provenance de l’ouest… même s’il lui parut déplacé qu’il tonne par une belle journée d’automne comme celle-ci.
Il avait quasiment décidé de s’aventurer dans la cour, quoi qu’il arrive — temporairement déserte, il pourrait réussir à la traverser sans encombre et atteindre le corps principal du bâtiment — quand l’homme qu’il redoutait par-dessus tout surgit des écuries en titubant.
Miguel Torres, tout enguirlandé d’amulettes de la Moisson, était en état d’ébriété avancée. Il gagna le milieu de la cour en zigzaguant de côté et d’autre, la bride de son sombrero entortillée dans les plis de son cou décharné, sa longue chevelure blanche au vent. Le devant de sa chibosa était trempé, comme s’il avait essayé de pisser un coup sans se rappeler qu’il fallait d’abord mettre dehors son engin. Il tenait à la main un cruchon de céramique. Il avait l’air farouche et le regard chaviré.