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« Roland de Gilead »

Cette voix, qu’il reconnaît presque ; une voix si proche de la sienne qu’un psychiatre du quand et du où de Jake et de Susannah dirait que c’est sa voix, la voix de son inconscient, mais Roland en sait plus long ; Roland sait que les voix qui ressemblent le plus à la nôtre quand elles parlent dans nos têtes sont souvent celles des étrangers les plus terribles, des plus dangereux des intrus.

« Roland, fils de Steven »

Le cristal l’a d’abord emmené à Hambry, à la Maison du Maire, et au moment où il veut voir davantage de ce qui s’y passe, il l’a entraîné plus loin — l’a appelé plus loin de cette voix étrangement familière et il a dû obtempérer. Il n’a pas le choix parce qu’à l’opposé de Rhéa ou de Jonas, il ne regarde pas le cristal et les créatures qui s’y expriment sans paroles ; lui est à l’intérieur du cristal, il fait partie intégrante de sa tornade rose perpétuelle.

« Viens, Roland. Vois, Roland »

Et d’abord la tornade le soulève, puis l’emporte. Il survole l’Aplomb, s’élevant encore et encore à travers des courants d’air tiède, puis froid ; il n’est pas seul dans cet ouragan rose qui l’entraîne vers l’ouest, le long du Sentier du Rayon. Sheb le dépasse, son chapeau enfoncé sur la nuque, chantant « Hey Jude » à pleins poumons tandis que ses doigts tachés de nicotine pianotent les touches d’un clavier invisible… transporté par la chanson, Sheb ne paraît pas s’apercevoir que la tempête lui a arraché son instrument.

« Viens, Roland »

dit la voix — la voix du maelström, la voix du cristal — et Roland lui obéit. Le Gai Luron vole près de lui, ses yeux de verre lançant des éclairs roses. Un individu maigrichon en salopette de fermier le dépasse en volant, ses longs cheveux roux flottant derrière lui. « Longue vie à toi et à tes récoltes » — ou quelque chose d’approchant — dit-il avant de disparaître. Puis vient le tour d’un fauteuil en ferraille, muni de roues, qui tourbillonne comme un moulin à vent des plus insolites (et qui aux yeux de Roland a tout d’un instrument de torture) et le Pistolero adolescent pense à la Dame d’Ombres sans savoir ni pourquoi ni ce que ça signifie.

Maintenant la tornade rose lui fait franchir des montagnes désolées, puis planer au-dessus d’un delta fertile et vert, où un large fleuve insinue ses méandres et ses bras morts comme une veine, et qui reflète un ciel bleu et calme qui vire au rose églantine au passage de la tempête. Devant lui, Roland aperçoit une colonne de ténèbres qui se dresse précipitamment et son cœur défaille, c’est pourtant là que la tornade rose l’emmène et qu’il doit se rendre.

Je veux en sortir, pense-t-il, mais il n’est pas bête à ce point, il connaît la vérité : il se peut qu’il n’en sorte jamais. Le cristal du magicien l’a englouti corps et biens. Il risque de demeurer embourbé dans son œil du cyclone pour toujours.

Je me frayerai une issue à coups de feu, s’il le faut, songe-t-il, mais non — il n’a pas de revolvers. Il est nu dans la tornade, précipité cul le premier vers cette contagion bleu-noir si virulente, qui a enseveli tout le paysage sous elle.

Cependant il entend chanter.

Faiblement, mais magnifiquement — des accords doux et harmonieux qui le font frissonner et penser à Susan : oiseau et ours, lièvre et poisson.

Soudain, le mulet de Sheemie (Caprichoso, quel beau nom, songe Roland) le dépasse en galopant dans les airs, les yeux aussi brillants que deux sourdfeux dans le lumbre fuego de la tornade.

À sa suite, coiffée d’une sombrera, à califourchon sur un balai enguirlandé d’amulettes de la Moisson flottant à tout va, vient Rhéa du Cöos. « Je t’aurai, mon joli ! » hurle-t-elle au mulet volant. Puis, rire caquetant au vent, elle est déjà loin, zim boum hue !

Roland plonge dans le noir et a soudain le souffle coupé. Le monde qui l’entoure n’est plus que ténèbres délétères ; l’air semble ramper sur sa peau comme une portée de poux. Il est ballotté çà et là, boxé par des poings invisibles, puis précipité tête la première si violemment qu’il craint de se fracasser sur le sol : ainsi chut Lord Perth.

Des champs à l’abandon et des villages déserts sortent de la pénombre montant à sa rencontre ; il voit des arbres foudroyés qui ne donneront plus jamais d’ombrage — mais, à quoi bon, tout est ombre par ici, tout est mort par ici, on est aux confins du Monde Ultime, où certain jour sombre, il touchera. Et où tout est mort.

« Voici Tonnefoudre, pistolero »

— Tonnefoudre, répète-t-il.

Ici se trouvent les non-respirants ; les blanches figures.

— Les non-respirants. Les blanches figures.

Oui. De quelque façon, il sait tout cela… C’est ici l’endroit des soldats massacrés, au heaume fendu, à la hallebarde couverte de rouille ; c’est d’ici que proviennent les guerriers au visage pâle. C’est Tonnefoudre, ou les aiguilles des horloges tournent à l’envers et où les cimetières vomissent leurs morts.

Devant lui, il y a un arbre pareil à une main griffue, prête à agripper ; sur sa plus haute branche, on a empalé un bafou-bafouilleux. Il devrait être mort, mais à l’instant où passe la tornade rose qui emporte Roland, il lève la tête et regarde le Pistolero avec une douleur et une lassitude inexprimables. « Ote ! » crie-t-il avant de disparaître à son tour et de sombrer dans l’oubli pour de nombreuses années.

« Regarde devant toi, Roland, et vois ton destin »

Tout à coup, Roland reconnaît cette voix — c’est celle de la Tortue.

Il aperçoit alors une brillante lueur bleu et or qui perce l’obscurité sale de Tonnefoudre. À peine a-t-il eu le temps d’enregistrer cette vision que le voilà qui brise les ténèbres et entre dans la lumière comme s’il sortait d’une coquille d’œuf, comme une créature qui naît enfin.

« Lumière ! Que la lumière soit ! »

s’écrie la voix de la Tortue et Roland doit se mettre les mains devant les yeux et regarder à la dérobée entre ses doigts pour éviter d’être aveuglé. En dessous de lui, se déploie un champ de sang — ou du moins le pense-t-il alors, en gamin de quatorze ans qui vient de tuer pour la première fois, ce jour-là. C’est le sang qui a coulé de Tonnefoudre et menace de submerger notre côté du monde, se dit-il, et ce ne sera pas avant d’innombrables années qu’il redécouvrira le temps passé à l’intérieur du cristal, qu’il fera le rapprochement entre son souvenir et le rêve d’Eddie et qu’il confiera à ses compadres assis près de lui sur la bande d’arrêt d’urgence d’une autoroute à péage, à la fin de la nuit, qu’il avait tout faux, que la luminosité intense, succédant si vite aux ombres de Tonnefoudre, l’avait trompé. « Ce n’était pas du sang, mais des roses », précisera-t-il à Eddie, Susannah et Jake.