Oui, la voilà, pilier poudreux d’un gris noirâtre se dressant à l’horizon : la Tour Sombre, le point où tous les Rayons, toutes les lignes de force convergent. À chacune de ses fenêtres spiralées, il distingue les éclats intermittents d’un feu bleu électrique et entend les cris de ceux qui y sont enfermés ; il ressent à la fois le pouvoir de cet endroit et son anomalie fondamentale ; il ressent comment la Tour propage cette anomalie qui contamine tout, amollissant ce qui sépare les mondes, il ressent combien son potentiel malfaisant s’accroît et devient plus fort, même si la maladie affaiblit sa vérité et sa cohérence, comme un corps affligé d’un cancer ; cet éperon de pierre gris fer est le plus grand mystère du monde, son ultime et terrible énigme.
C’est la Tour, la Tour Sombre s’élevant jusqu’au ciel et alors que Roland se précipite vers elle porté par la tornade rose, il songe : j’entrerai en toi, moi et mes amis, nous entrerons, si le ka le veut ainsi ; nous entrerons et vaincrons cette anomalie qui est en toi. Cela prendra peut-être des années encore, mais je jure par l’oiseau, l’ours, le lièvre et le poisson, par tout ce que j’aime d’amour que…
Mais alors le ciel s’emplit de nuages effilochés qui s’échappent à gros bouillons de Tonnefoudre et le monde commence à s’assombrir ; la lumière bleue aux fenêtres étagées de la Tour brille comme les yeux de la folie et Roland entend s’élever par milliers cris et lamentations.
dit la voix de la Tortue, et maintenant, cette voix est la dureté et la cruauté mêmes.
Le Pistolero reprend tout son souffle et rameute toutes ses forces ; quand il crie sa réponse à la Tortue, il le fait au nom de toutes les générations de son propre sang : NON ! ELLE NE ME RÉSISTERA PAS ! QUAND JE PARVIENDRAI ICI EN CHAIR ET EN OS, ELLE NE ME RÉSISTERA PAS ! JE LE JURE SUR LE NOM DE MON PÈRE, ELLE NE ME RÉSISTERA PAS !
dit la voix et Roland, projeté vers le flanc gris noirâtre de la Tour, est sur le point de s’y écraser comme un insecte contre un rocher. Mais juste avant que cela ne se produise…
Cuthbert et Alain observaient Roland avec une inquiétude grandissante. Il avait levé le fragment de l’Arc-en-Ciel de Maerlyn à hauteur de son visage, le tenant dans ses mains jointes comme une coupe précieuse avant de porter un toast lors d’une cérémonie. Le sac gisait, tout froissé, au pied de ses bottes poussiéreuses ; les joues et le front de Roland étaient baignés d’une lueur rose qui ne disait rien qui vaille à ses deux compagnons. Elle paraissait vivante et affamée, qui plus est.
La même idée traversa leurs esprits comme s’ils ne faisaient plus qu’un : je ne vois plus ses yeux. Où sont-ils ?
— Roland ? répéta Cuthbert. Si nous devons atteindre la Roche Suspendue avant qu’ils ne se soient préparés à nous y recevoir, il faut que tu mettes cette chose de côté.
Roland ne faisait pas mine de vouloir laisser là le cristal. Il marmonna entre ses dents ; plus tard, quand Cuthbert et Alain eurent l’occasion de comparer leurs notes, ils tombèrent d’accord que Roland avait murmuré tonnefoudre.
— Roland ? s’enquit Alain, qui s’avança. Avec le même excès de précautions qu’un chirurgien introduisant un scalpel dans le corps d’un patient, il interposa sa main droite entre l’arrondi du cristal et le visage penché et scrutateur de Roland. Aucune réaction. Alain recula et se tourna vers Cuthbert.
— Tu peux l’atteindre avec le shining ? demanda Bert.
Alain secoua la tête.
— Pas du tout. On dirait qu’il s’est absenté très loin.
— Il faut qu’on le réveille.
La voix de Cuthbert, sèche comme de l’amadou, tremblait légèrement sur les bords.
— Vannay nous a enseigné que, si l’on tire trop brutalement quelqu’un d’une profonde transe hypnotique, il peut devenir fou, dit Alain. Tu te rappelles ? Je ne sais pas si je vais oser…
Roland s’ébroua. Les orbites roses où ses yeux n’étaient plus visibles parurent s’agrandir encore. Sa bouche se ferma en un pli de détermination farouche que tous deux connaissaient bien.
— Non ! Elle ne me résistera pas ! cria-t-il d’une voix qui donna la chair de poule aux deux autres garçons ; ce n’était absolument pas la voix de Roland, du moins pas du Roland du moment ; c’était la voix d’un homme fait.
— Non, fit Alain, beaucoup plus tard, alors que Roland dormait et qu’avec Cuthbert, ils veillaient devant le feu de camp. C’était la voix d’un roi.
Pour le moment, cependant, tous deux contemplaient, paralysés de frayeur, leur ami qui tonitruait, l’air absent.
— Quand je parviendrai ici en chair et en os, elle ne me résistera pas ! Je le jure sur le nom de mon père, ELLE NE ME RÉSISTERA PAS !
Puis le visage de Roland coloré d’un rose surnaturel se décomposa, tel celui d’un homme confronté à quelque horreur inimaginable, et Cuthbert et Alain se précipitèrent vers lui. Il n’était désormais plus question de risquer de lui nuire en tentant de le sauver ; s’ils ne faisaient rien, le cristal allait le tuer sous leurs yeux.
Dans la cour du Bar K, c’était Cuthbert qui avait cogné Roland ; cette fois, ce fut à Alain qu’échut cet honneur, gratifiant le Pistolero d’un direct du droit en plein front plutôt rude. Roland tomba à la renverse, le cristal lui glissa des mains et l’épouvantable lueur rose se retira de ses traits. Cuthbert se chargea de lui et Alain, du cristal. Le bizarre scintillement rose de la chose eut beau persister lourdement, lui puisant au visage et aux yeux, cherchant à attirer son mental, Alain ne l’en fourra pas moins avec résolution dans le sac sans le fixer… et, à l’instant où il en tirait le cordon d’un coup sec, l’enfermant bien serré, il entrevit la lumière rose s’éteindre dans un dernier clignement, comme si le cristal savait qu’il avait perdu. Cette manche, du moins.
Alain se retourna et fit la grimace à la vue de la bosse qui décorait le front de Roland.
— Il est…
— Sonné pour de bon, acheva Cuthbert.
— Vaudrait mieux qu’il tarde pas trop à revenir à lui.
Cuthbert le regarda d’un air grave, d’où toute trace de sa jovialité habituelle était absente.
— Oui, fit-il. Tu l’as dit.
Sheemie stationnait au bas des marches qui menaient aux cuisines, sautillant d’un pied sur l’autre, attendant que sai Thorin revienne ou l’appelle. Il ignorait depuis combien de temps elle était dans la cuisine, mais ça lui semblait une éternité. Il aurait aimé qu’elle réapparaisse et surtout — par-dessus tout — qu’elle ramène Susan-sai avec elle. Cet endroit en général et ce jour-là en particulier faisaient une fâcheuse impression à Sheemie ; et son humeur devenait de plus en plus sombre à l’image de la fumée qui avait fini par obscurcir complètement le ciel à l’ouest. Ce qui se passait là-bas, et si ça avait quelque chose à voir avec les bruits de tonnerre qu’il avait entendus plus tôt, Sheemie n’en savait rien, mais il n’en voulait pas moins sortir d’ici avant que le soleil embrumé de fumée ne se couche et que la vraie Lune du Démon, non son pâle fantôme diurne, monte dans le ciel.