— Je les course, chef ?
— Je vais prendre tes hommes et les courser moi-même, Hendricks. Mets-moi ces marauds-là en selle.
Il balaya du bras les balourds dont l’attention détournée des citernes en flammes s’était portée sur le cadavre de leur camarade.
— Rassemble-m’en autant que tu pourras. Est-ce que tu as un clairon ?
— Oui, chef, Raines, chef !
Hendricks jeta un regard à la ronde, fit un signe et un gamin boutonneux à l’air effaré s’avança sur sa monture. Un clairon cabossé au bout d’un cordon effrangé pendait de travers sur sa chemise.
— Raines, fit Latigo, tu restes avec Hendricks.
— Oui, chef.
— Réunis le plus grand nombre d’hommes possible, Hendricks, mais ne traîne pas. Ils se dirigent vers le canyon, et je crois bien qu’on m’a dit qu’il est en cul-de-sac. Si c’est un box canyon, on va se faire un carton.
Hendricks se fendit d’un rictus.
— Oui, chef.
Derrière eux, les citernes continuaient de sauter.
Roland jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : la taille de la colonne de fumée noire s’élevant dans les airs l’estomaqua. Devant lui, il distinguait très nettement les broussailles qui obstruaient en majeure partie l’entrée du canyon. Et bien que le vent soufflât dans la mauvaise direction, il entendait à présent le zonzon à rendre fou de la tramée.
De la main, il intima à Cuthbert et à Alain de ralentir l’allure. Profitant qu’ils avaient encore les yeux fixés sur lui, il défit son bandana, le tressa comme une corde et le renoua de manière à s’en couvrir les oreilles. Cuthbert et Alain le copièrent. C’était mieux que rien.
Les pistoleros continuèrent leur route vers l’ouest, leurs ombres se projetant derrière eux comme celles de grues mécaniques sur le sol du désert. Se retournant encore une fois, Roland aperçut deux groupes distincts de cavaliers lancés à leurs trousses. Latigo devait être à la tête du premier contingent, calcula Roland, retenant délibérément ses hommes, pour que les deux troupes puissent joindre leurs forces et mener une attaque conjuguée.
Bien, se dit-il.
Les trois continuèrent à se diriger vers Verrou Canyon en rang serré, freinant eux aussi leurs chevaux pour permettre à leurs poursuivants de réduire la distance. De temps à autre, un bruit sourd frappait l’air et un tremblement secouait le sol en se propageant chaque fois qu’une citerne encore intacte sautait à son tour. Roland n’en revenait toujours pas que l’affaire eût été si facilement et rondement menée — surtout après l’affrontement avec Jonas et Lengyll, qui aurait dû aiguillonner l’ardeur au combat des hommes postés ici. Et pourtant, cela avait été d’une facilité enfantine. Cela lui rappela une lointaine Fête de la Moisson où lui et Cuthbert — ils ne devaient avoir guère plus de sept ans — étaient passés en courant devant une rangée de pantins, un bâton à la main et les avaient déquillés l’un après l’autre, comme ça, bang-bang-bing-bang-bang.
Le gazouillis de la tramée s’insinuait dans son cerveau en dépit du bandana, lui emplissant les yeux de larmes. Dans son dos, il entendait les cris et les houps de leurs poursuivants. Cela le mettait aux anges. Les hommes de Latigo, ayant fait le compte des forces en présence — vingt contre trois — sans parler des leurs qui accouraient à bride abattue et en nombre pour prendre part à la bataille, n’avaient plus la queue basse.
Roland poussa Flash en avant, en direction de la brèche dans l’entassement de broussailles qui marquait l’entrée de Verrou Canyon.
Hendricks surgit à la hauteur de Latigo, respirant comme un soufflet de forge, le teint vivement coloré.
— Chef ! Je demande à faire mon rapport !
— Accordé.
— J’ai vingt hommes et trois fois plus au moins sont en train de nous rejoindre au galop.
Latigo ne réagit pas. Ses yeux n’étaient que deux mouchetures d’un bleu glacial. Sous sa moustache, ses lèvres dessinèrent un fin sourire d’avidité.
— Rodney, fit-il, prononçant le prénom d’Hendricks d’un ton caressant, presque comme un amoureux.
— Chef ?
— Je crois qu’ils vont y pénétrer, Rodney. Oui… regarde. J’en suis sûr. Dans deux minutes, il sera trop tard : ils ne pourront plus reculer.
Il leva son arme, dont il posa le canon sur son avant-bras, et tira sur les trois cavaliers qui le précédaient, par pure exaltation.
— Oui, chef. Très bien, chef.
Hendricks, se retournant, fit violemment signe à ses hommes de se rapprocher, encore et encore.
— Pied à terre ! cria Roland à ses deux compagnons quand ils atteignirent l’enchevêtrement broussailleux.
Il s’en dégageait une odeur à la fois sèche et huileuse, comme d’un bûcher qui n’attend que d’être allumé. Il ignorait si leur renonciation à faire pénétrer leurs chevaux dans le canyon mettrait la puce à l’oreille de Latigo ou pas, et peu lui importait. C’étaient de bonnes montures, des pur-sang de Gilead et, au cours des derniers mois, Flash était devenu son ami. Il n’emmènerait ni lui ni aucun autre cheval à l’intérieur du canyon, où ils seraient pris en tenaille entre le feu et la tramée.
Les garçons mirent pied à terre en un éclair, Alain décrocha le sac du pommeau de sa selle et le mit en bandoulière. Les chevaux de Cuthbert et Alain s’enfuirent immédiatement, hennissant à tout va, le long de l’empilement de broussailles. Flash, pour sa part, s’attarda un instant, fixant Roland.
— Va, lui dit Roland en lui frappant la croupe. Va donc.
Flash partit au galop, sa queue flottant après lui. Cuthbert et Alain se faufilèrent par la brèche dans les broussailles. Roland les suivit, vérifiant d’un coup d’œil que la traînée de poudre n’avait pas disparu. Elle s’y trouvait toujours et était encore sèche — il n’était pas tombé une goutte de pluie depuis le jour où ils l’avaient déposée là.
— Cuthbert, dit-il. Allumettes.
Ce dernier lui en tendit une poignée. Il souriait si fort que c’était miraculeux qu’il ne les ait pas semées en route.
— On les a réchauffés pour la journée, pas vrai, Roland ? Si fait !
— Et comment, tu l’as dit, renchérit Roland, souriant à son tour. Allez maintenant. Regagnez cette cheminée en saillie.
— Laisse-moi faire, Roland, plaida Cuthbert. Suis Alain et permets-moi de rester, je t’en prie. J’ai toujours eu une âme d’incendiaire.
— Non, dit Roland. Cela m’incombe. Ne discute pas. Va. Et dis à Alain de prendre bien soin du cristal du Magicien, quoi qu’il arrive.
Cuthbert l’observa un instant encore, puis opina.
— Ne mets pas trop longtemps.
— Non.
— La chance soit avec toi, Roland.
— Et le double du compte pour toi.
Cuthbert s’éloigna d’un bon pas, faisant craquer sous ses bottes les débris de roches qui tapissaient le sol du canyon. Il rejoignit Alain, qui salua Roland de la main. Ce dernier lui rendit son salut puis se baissa quand une balle claqua suffisamment près de sa tempe pour donner une chiquenaude au bord de son chapeau.
Il se tapit à gauche de la brèche dans les broussailles et scruta les alentours, le vent le frappant en plein visage. Les hommes de Latigo se rapprochaient rapidement. Plus rapidement qu’il ne l’avait escompté. Si jamais le vent éteignait les lucifères…