Avec des si… ça suffit. Courage, Roland… courage… attends-les de pied ferme…
Il tint bon, à croupetons, une allumette non grattée dans chaque main, guettant à présent derrière un écran de branches entrelacées. L’odeur de mesquite lui emplissait les narines, combattue en sous-main par la puanteur du pétrole enflammé. Le bourdonnement de la tramée devenait entêtant, lui donnant le vertige, le rendant étranger à lui-même. Il se souvint de ce qu’il avait ressenti dans la tornade rose, transporté dans les airs… et comme il avait été arraché à sa vision de Susan. Dieu bénisse Sheemie, songea-t-il vaguement. Il aura fait en sorte qu’elle soit en sécurité à la tombée du jour. Mais la plainte foireuse de la tramée semblait se moquer de lui, lui demander s’il n’y avait pas eu davantage à voir.
Latigo et ses hommes franchissaient au grand galop les trois cents derniers mètres qui les séparaient de l’entrée du canyon ; le groupe qui les suivait se rapprochait aussi à toute allure. Il serait difficile pour ceux qui étaient en tête de s’arrêter tout à coup sans risquer d’être désarçonnés.
Il était grand temps. Roland coinça l’une des lucifères entre ses dents et la frotta devant lui. Elle s’alluma, expédiant une étincelle d’amertume sur le tapis humide de sa langue. Avant que la tête de la lucifère ne se consume tout à fait, Roland l’approcha de la traînée de poudre. S’embrasant aussitôt, elle se déroula tel un ruban jaune vif vers la gauche, sous l’extrémité nord du tas de broussailles.
Roland se précipita dans la brèche — assez large pour permettre le passage de deux chevaux galopant de front — tenant déjà la seconde lucifère entre ses dents. Il la craqua à peine fut-il à l’abri du vent, puis la laissa tomber dans la tranchée garnie de poudre ; dès qu’il entendit siffler et crachoter, il tourna les talons et détala.
Mère et père, fut la première pensée qui vint bouleverser Roland — un souvenir enfoui si profond, et si inattendu qu’il avait tout d’une gifle. Au Lac Saroni.
Quand donc s’étaient-ils rendus au Lac Saroni, magnifique étendue d’eau au nord de la Baronnie de Gilead ? Roland n’arrivait pas à se le rappeler. Il savait seulement qu’il était tout petit et qu’il y avait une belle plage de sable où jouer à son aise, parfaite pour un aspirant bâtisseur de châteaux tel que lui. Et c’est ce qu’il avait fait un jour de
(vacances ? Étaient-ce des vacances ? Mes parents ont-ils une fois vraiment pris des vacances ?)
leur voyage, et il avait levé les yeux ; quelque chose — peut-être seulement des cris poussés par les oiseaux décrivant des cercles au-dessus du lac — lui avait fait lever la tête, et il avait vu son père et sa mère, Steven et Gabrielle Deschain, sur le rivage, qui lui tournaient le dos, chacun enlaçant la taille de l’autre, et contemplaient l’eau turquoise sous le bleu d’un ciel d’été. Comme son cœur s’était gonflé d’amour pour eux deux ! Ah l’infini de l’amour qui, s’entrelaçant à l’espoir et à la mémoire en une tresse à trois brins des plus solides, semble la Tour Claire érigée dans le cœur et dans l’âme de chaque être humain.
Cependant, ce n’était pas de l’amour qu’il ressentait à présent, mais de la terreur. Les silhouettes vers lesquelles il courait au fond du canyon (le fond rationnel du canyon) n’étaient ni Steven de Gilead ni Gabrielle d’Arten, mais Cuthbert et Alain, ses deux compères. Ils ne se tenaient pas non plus enlacés par la taille, mais par la main, comme les enfants d’un conte de fées, égarés dans une forêt de légende des plus menaçantes. Les oiseaux qui décrivaient des cercles dans le ciel étaient des vautours et non plus des mouettes, et ce qui miroitait, couronné de brume, devant les deux garçons, n’était pas de l’eau.
Mais la tramée. Sous les yeux de Roland, Cuthbert et Alain se mirent à avancer vers elle.
— Arrêtez-vous ! leur cria-t-il. Au nom de vos pères, arrêtez-vous !
Mais ils poursuivirent leur avancée. Ils marchaient main dans la main en direction de la zone blanche qui frangeait le chatoiement vert de cette fumerolle. La tramée gémissait de plaisir, roucoulait des mots doux et tendres, promettait des récompenses. Sa chaleur engourdissante vous dépossédait de votre énergie avant de vous entamer le cerveau.
N’ayant pas le temps de les rejoindre, Roland fit la seule chose qui lui vint à l’esprit : il pointa l’un de ses revolvers au-dessus de leurs têtes et tira. La déflagration sonna comme sur une enclume dans l’espace restreint du canyon et, un instant, son écho en ricochet couvrit la plainte de la tramée. Les deux garçons s’arrêtèrent à quelques centimètres seulement de son scintillement délétère. Roland s’attendait à tout moment à ce qu’elle les agrippe comme elle avait cueilli l’oiseau volant près du sol, la nuit où ils étaient venus reconnaître les lieux, sous la Lune du Colporteur. Il appuya deux fois encore sur la détente, tirant toujours en l’air, les détonations allant frapper les parois rocheuses qui les répercutèrent.
— Pistoleros ! cria-t-il. À moi ! À moi !
Alain se retourna le premier, ses yeux sidérés paraissaient flotter dans son visage strié par la poussière. Cuthbert fit un nouveau pas en avant, le bout de ses bottes disparaissait déjà dans l’écume d’argent verdâtre qui délimitait la tramée (le grommellement geignard de la chose augmenta d’un ton, comme par anticipation), mais alors Alain le tira en arrière par la bride de son sombrero. Cuthbert trébucha contre un gros éclat de rocher et fit une chute plutôt rude. Quand il releva la tête, son regard était redevenu clair.
— Mes dieux ! murmura-t-il, avant de se remettre tant bien que mal sur ses pieds.
Roland remarqua que le bout de ses bottes avait disparu, proprement sectionné, comme par une paire de cisailles de jardinier. Ses gros orteils dépassaient.
— Roland, hoqueta-t-il, alors qu’avec Alain, ils s’avançaient en chancelant vers lui. Roland, on a failli y rester. Ça parle.
— Oui, j’ai entendu. Venez. On n’a pas le temps.
Il les guida jusqu’à l’encoche dans la paroi du canyon, priant qu’ils puissent l’escalader suffisamment vite pour éviter d’être criblés de balles… ce qu’ils ne manqueraient pas d’être si Latigo arrivait avant qu’ils ne soient à bonne hauteur.
Une odeur, âcre et acide, commença à se diffuser dans l’air — celles de baies de genièvre mises à bouillir dans un alambic. Et les premières vrilles d’une fumée d’un blanc grisâtre flottèrent jusqu’à eux.
— Cuthbert, tu passes en premier. Alain, tu le suis. Moi, je ferme la marche. Grimpez vite, les gars. Votre vie en dépend.
Les hommes de Latigo s’engouffraient par la brèche dans le mur de broussailles comme de l’eau dans un entonnoir, élargissant le goulet au fur et à mesure. La couche végétale inférieure se consumait déjà mais, dans l’excitation de la poursuite, nul d’entre eux ne remarqua ces flammes discrètes ni ne trahit qu’il les avait remarquées. La fumée âcre passa de même inaperçue ; la puanteur du pétrole brûlé avait émoussé leur odorat. Latigo lui-même, qui menait la colonne, Hendricks sur ses talons ou tout comme, n’avait qu’une idée en tête ; deux mots qui lui martelaient l’esprit, triomphalement et méchamment : Box canyon ! Box canyon ! Box canyon !