Cependant, plus il s’enfonçait au galop dans Verrou Canyon, plus quelque chose venait brouiller ce mantra, les sabots de son cheval clic-claquant avec légèreté entre les éboulis rocheux et
(les ossements)
les cages thoraciques et crânes blanchis de bovins empilés. Ce quelque chose était une sorte de bourdonnement, un geignement d’un larmoyant exaspérant, une stridulation persistante. Il en avait les yeux qui s’humectaient. Pourtant, si fort que fût ce son (s’il s’agissait bien d’un son ; tant cela semblait provenir de l’intérieur de lui-même), il le repoussa, se raccrochant à son mantra :
(box canyon box canyon je les ai acculés dans un cul-de-sac, un box canyon)
Il lui faudrait affronter Walter quand tout serait terminé, et peut-être même Farson, et il n’avait pas la moindre idée de ce que serait son châtiment pour avoir perdu les citernes… mais on verrait tout ça plus tard. Pour le moment, il s’agissait de tuer ces salopards de quoi j’me mêle.
Devant lui, le canyon faisait un coude vers le nord. Ils devaient se trouver au-delà, cet au-delà ne devant probablement pas aller chercher très loin. Acculés au fond du canyon, ils tâcheraient de se terrer derrière d’éventuels éboulis. Latigo réunirait toutes les armes en sa possession et les débusquerait par des tirs massifs en ricochet. Ils se rendraient, les mains en l’air, espérant qu’on leur ferait grâce. Mais cet espoir serait vain. Après ce qu’ils avaient fait, les ravages qu’ils avaient causés…
Au moment où Latigo franchissait le coude que faisait la paroi du canyon, son pistolet déjà pointé, son cheval poussa un cri… un cri de femme… et se cabra. Latigo, cramponné au pommeau de sa selle, se débrouilla pour ne pas vider les étriers, mais les sabots postérieurs de sa monture dérapèrent sur la couche d’éboulis et l’animal s’abattit comme une masse. Latigo lâcha le pommeau, sautant pour se dégager ; il prit conscience que le son qui lui vrillait en catimini les oreilles était devenu dix fois plus fort tout à coup et que son bourdonnement accru faisait tressauter ses globes oculaires dans leurs orbites, lui picotait fort désagréablement les couilles et occultait le mantra qui lui avait martelé le crâne avec tant d’obstination.
La persistance du zonzon de la tramée dépassait de loin, de très loin tout ce que Latigo aurait pu faire avec.
Autour de lui, des chevaux filaient comme l’éclair tandis qu’il s’étalait accroupi à demi ; chevaux poussés en avant, bon gré mal gré, par l’affluence en rangs serrés des cavaliers qui s’introduisaient par la brèche deux par deux (puis trois par trois au fur et à mesure qu’elle s’élargissait et que la montagne de broussailles s’embrasait sur toute sa longueur), avant de reprendre du champ après avoir franchi ce goulet d’étranglement, sans avoir pleinement conscience que le canyon lui-même n’était rien d’autre qu’un goulet d’étranglement.
Latigo entrevoyait confusément le noir des queues, le gris des antérieurs et le pommelé des fanons ; il apercevait des chaparajos, des jeans et des bottes embarrassées dans les étriers. Il tenta de se relever quand un fer à cheval sonna contre le bas de son crâne. Son chapeau lui évita d’être assommé, mais il retomba lourdement à genoux, tête baissée comme un homme en prière, les yeux pleins de petites étoiles, la nuque immédiatement baignée de sang qui jaillissait de l’entaille que le sabot avait ouverte au passage.
Maintenant il entendait crier d’autres chevaux. Crier des hommes aussi. Il se redressa encore une fois, toussant et crachant la poussière soulevée par les chevaux autour de lui (poussière elle aussi des plus âcres ; elle lui irritait la gorge comme de la fumée) et repéra Hendricks qui tâchait à coups d’éperon de diriger sa monture à l’est et au sud à contre-courant du flux continu de cavaliers, sans y parvenir. Le dernier tiers du canyon était une sorte de marécage à l’eau verdâtre et fumante qui devait dissimuler des sables mouvants, car le cheval d’Hendricks paraissait s’y être embourbé. La bête cria à nouveau, tentant de se cabrer. Son arrière-train chassa. Hendricks enfonçait sans relâche ses bottes dans les flancs de sa monture, s’efforçant de le mettre en branle, mais peine perdue, car le cheval ne voulait pas — ou bien ne pouvait pas — bouger. Ce bourdonnement affamé emplissait les oreilles de Latigo et semblait emplir le monde entier.
— En arrière ! Faites demi-tour !
Il essaya de hurler ces mots, mais n’émit tout au plus qu’un coassement enroué. Les cavaliers continuaient à passer devant lui au grand galop, soulevant une poussière, bien trop épaisse pour n’être que de la poussière. Latigo reprit son souffle afin de crier plus fort — il fallait qu’ils fassent demi-tour, quelque chose n’était affreusement pas normal à Verrou Canyon —, mais termina en toussant de plus belle sans réussir à prononcer un seul mot.
Cris des chevaux.
Puanteur de la fumée.
Et partout, emplissant le monde de sa démence, ce zonzon plaintif, geignard, pleurard, abject et servile.
Le cheval d’Hendricks s’abattit, les yeux fous, ses dents mordant l’air enfumé et des caillots de bave aux lèvres. Hendricks chut dans l’eau stagnante pleine de vapeurs, sauf que ça n’avait rien à voir avec de l’eau. Ça s’anima quand il en frappa la surface ; il lui poussa des mains vertes et une bouche verte sournoise ; ça griffa sa joue dont la chair fondit, griffa son nez que ça trancha, griffa ses yeux que ça arracha des orbites. Ça entraîna Hendricks vers le fond, mais juste avant, Latigo entrevit sa mâchoire dénudée, piston sanglant de son hurlement plein de dents.
Quelques hommes voyant ça tentèrent d’échapper à ce piège vert. Ceux qui y réussirent furent pris par le travers par la nouvelle vague de cavaliers — dont certains, incroyable mais vrai, gueulaient encore à gorge déployée des cris de guerre perçants. Un surplus de montures et de cavaliers se retrouvèrent chassés dans le chatoiement vert, qui s’empressa de les accueillir. Latigo, sonné et sanguinolent, se tenait comme un homme seul debout au milieu d’une débandade panique — exacte définition de ce qui se passait ; il reconnut soudain le soldat auquel, lui, Latigo, avait donné son arme. Cet individu qui, obéissant à son ordre, avait descendu l’un de ses compadres pour réveiller les ardeurs des autres, se jeta au bas de sa selle avec un hurlement et, tandis que son cheval plongeait au sein du magma verdâtre, s’arrangea pour lui échapper en rampant sur le ventre. Il essaya de se relever et, voyant deux cavaliers lui foncer dessus, se protégea le visage de ses mains. Un instant plus tard, il était sauvagement piétiné.
La clameur des blessés et des mourants retentissait à tous les échos dans le canyon enfumé, mais Latigo les entendait à peine. Ce qu’il entendait par-dessus tout, c’était ce bourdonnement, ce son qui était presque une voix. Qui l’invitait à sauter en son sein. D’en terminer ici. Pourquoi pas ? Tout était fini, non ? Complètement fini.
Mais il lutta pour s’en éloigner, à présent en mesure de progresser ; le débit des cavaliers inondant le canyon se tarissait. Certains d’entre eux, à une cinquantaine de mètres du coude, avaient même réussi à faire tourner bride à leurs montures. Ils n’en restaient pas moins des silhouettes fantomatiques, égarées dans la fumée qui s’épaississait.
Ces salopards roublards ont mis le feu aux broussailles derrière nous. Dieux du ciel et de la terre, je crains bien que nous ne soyons piégés ici.
Incapable de donner un ordre — car, chaque fois qu’il reprenait son souffle, il était pris d’une quinte de toux — il intercepta néanmoins un cavalier au passage — dix-sept ans et toutes ses dents — qu’il fit dégringoler de sa selle. Le gamin chuta tête la première, allant s’ouvrir le crâne sur un bloc de rocher en saillie. Latigo l’avait remplacé sur le cheval avant que les pieds du gosse aient fini de gigoter.