Il y eut un cliquetis d’osselets et une échelle — munie de barreaux métalliques tordus — tomba d’en haut par une fente.
— Ils commencent par vous balancer le lustre à la tête, puis ils vous montrent la porte, dit Eddie.
Il se releva tant bien que mal avant d’aider Susannah à faire de même.
— Bon, je sais quand je deviens indésirable. Imitons les abeilles et allons butiner ailleurs.
— Ça me va, dit Susannah, réavançant la main vers l’entaille sur le visage d’Eddie.
Ce dernier lui saisit les doigts et les lui baisa, en lui disant d’arrêter de tâter comme ça la « ma’chandise ».
— Jake ? demanda le Pistolero. Ça va ?
— Oui, répondit Jake. Et toi, Ote ?
— Ote !
— À mon avis, ça va pour lui, aussi.
Il leva sa main blessée et la contempla avec une dose certaine de sinistrose.
— Elle te refait mal, hein ? demanda le Pistolero.
— Ouais. L’effet de ce que lui a fait Blaine disparaît. Mais je m’en contrefous — je suis tellement content d’être encore en vie.
— Oui. C’est bon, la vie. L’astine aussi. Il m’en reste un peu.
— Tu veux dire de l’aspirine ?
Roland acquiesça. Un cachet aux propriétés magiques du monde de Jake, mais dont le nom restait imprononçable pour lui.
— Neuf médecins sur dix conseillent l’Anacine, mon chou, dit Susannah, qui ajouta en voyant Jake tourner vers elle un regard interrogateur : Je parie qu’on en prescrivait déjà plus de ton quand, hein ? Pas d’importance. On est ici et maintenant, mon chichou, et puis, là et bien là, y a que ça qui compte.
Prenant Jake dans ses bras, elle lui planta un bisou entre les deux yeux, sur le nez, enfin à fleur de bouche. Jake éclata de rire et devint rouge comme une pivoine.
— Y a que ça qui compte et, pour l’instant, c’est l’unique chose au monde qui compte.
— Les premiers soins, ça attendra, dit Eddie.
Il entoura les épaules de Jake de son bras et guida le garçon jusqu’à l’échelle.
— Tu peux t’aider de cette main-là pour grimper ?
— Oui. Mais je peux plus porter Ote. Roland, tu veux bien t’en charger ?
— Oui, fit le Pistolero, prenant Ote qu’il fourra dans sa chemise, comme lors de sa descente dans le puits d’égout quand il cherchait à rejoindre Jake et Gasher sous la ville de Lud. Ote surveillait Jake de ses yeux brillants cerclés d’or.
— Allez, passe devant.
Jake grimpa. Roland le suivit suffisamment de près pour qu’Ote, en étirant son long cou, puisse renifler les talons du gamin.
— Eh, Suzie ? demanda Eddie. T’as pas besoin qu’on te pousse ?
— Pour que tes vilaines mains se baladent sur mon joli cul ? Et puis quoi encore, p’tit Blanc !
Là-dessus, elle lui décocha une œillade et se mit à grimper, se hissant facilement à la force de ses bras musclés, ses moignons de jambes faisant contrepoids. Elle allait vite, mais pas assez pour Eddie ; à qui il suffit de tendre la main pour pincer légèrement sa partie charnue.
— Oh, mon innocence ! s’écria Susannah, en riant et roulant des yeux blancs.
Puis elle disparut. Ne restait plus qu’Eddie au pied de l’échelle qui regarda autour de lui le compartiment luxueux qu’il avait bien cru devoir être le cercueil de leur ka-tet.
T’as réussi, gamin, dit Henry. Il s’est foutu le feu au cul. Je savais que tu pouvais l’faire, bordel ; tu te souviens quand j’l'ai dit à ce tas de déchets derrière chez Dahlie ? Jimmie Polio et les autres ? Et comme ils se sont marrés ? Et pourtant t’y es arrivé. Tu l’as expédié en réparation, putain, et comment.
Ben ouais, ça a marché, quoi, songea Eddie, qui toucha la crosse du revolver de Roland sans même s’en rendre compte. C’est quand même bien qu’on s’en soit tirés encore une fois, nous tous.
Il escalada deux barreaux, puis regarda en bas, derrière lui. Le Compartiment de la Baronnie donnait déjà une impression de mort. De mort de longue date, en fait, rien de plus qu’un artefact d’un monde qui avait « changé ».
— Adios, Blaine, dit Eddie. Salut, partenaire.
Et il rejoignit ses amis à l’extérieur en empruntant l’issue de secours du toit.
CHAPITRE 4
Topeka
Jake se tenait sur le toit légèrement incliné de Blaine le Mono et regardait en direction du sud-est en suivant le Sentier du Rayon. Le vent chamaillait ses cheveux (assez longs et d’une coupe radicalement non pipérienne, à présent) sur ses tempes et son front par vagues. Il ouvrait des yeux ronds de surprise.
Il ne savait trop à quoi il s’était attendu — à une version réduite de Lud, en plus provinciale, peut-être —, mais certes pas à voir ce qui dominait les arbres d’un parc voisin : un panneau autoroutier d’un vert criard surmonté d’un écusson bleu, se détachant contre le ciel d’automne d’un gris uniforme :
Roland le rejoignit, retira doucement Ote de sa chemise et le déposa sur le toit de Blaine. Le bafouilleux renifla la surface rose, puis regarda vers l’avant du mono. Là-bas, la tête lisse du train en balle de revolver n’était plus qu’un froissement de métal qu’on aurait pelé en deux ailes déchiquetées. Une double estafilade sombre, commençant à la pointe du Mono et venant s’interrompre à une dizaine de mètres de l’endroit où se tenaient Jake et Roland, blessait le toit de ses parallèles. À l’extrémité de chacune, on voyait un large pylône métallique, rayé jaune et noir. Ils paraissaient jaillir du toit du monorail, juste avant le Compartiment de la Baronnie. Pour Jake, ils ressemblaient un peu aux poteaux de but d’un terrain de foot.
— Ce sont les butoirs du quai qu’il parlait de se prendre de plein fouet, murmura Susannah.
Roland approuva du chef.
— On a eu de la veine de s’en tirer, mon grand, tu sais ça ? Si ce bidule avait roulé plus vite…
— Le ka, prononça Eddie, dans leur dos.
Roland acquiesça.
— Oui. Le ka.
Jake se désintéressa des poteaux de but en transacier et se tourna à nouveau vers le panneau, persuadé à demi qu’il ne serait plus là ou bien qu’il dirait autre chose (AUTOROUTE À PÉAGE DE L’ENTRE-DEUX-MONDES ou bien encore ATTENTION AUX DÉMONS), mais il n’avait pas bougé d’un pouce et indiquait toujours la même chose.
— Eddie ? Susannah ? Vous avez vu ça ?
Ils suivirent des yeux son doigt pointé. Pendant un instant — assez long toutefois pour que Jake craigne d’avoir été victime d’une hallucination — aucun d’eux ne pipa mot. Puis Eddie fit à voix basse :
— Putain de merde. On est rentrés chez nous ? Et si c’est bien le cas, où sont passés les gens ? Et si un machin comme Blaine faisait un arrêt à Topeka — notre Topeka, Topeka, Kansas — comment se fait-il que je n’aie jamais rien vu là-dessus dans Soixante minutes ?
— C’est quoi Soixante minutes ? demanda Susannah.
La main en visière, elle regardait vers le panneau, au sud-est.