— Arrête, Roland, fit Susannah. Ne le laisse pas te faire encore du mal.
— Mais il n’arrête pas. Il m’en fera toujours. Ça n’a plus d’importance à présent ; cette histoire est contée. La deuxième fois que j’ai vu — que je suis entré — dans le cristal, ce fut trois jours après être revenu chez moi. Ma mère était absente, bien que sa présence fût requise ce soir-là. Elle s’était rendue à Debaria — une sorte de lieu de retraite pour les femmes — attendre mon retour en priant. Marten était absent lui aussi. Il se trouvait en Cressie auprès de Farson.
— Le cristal, ton père l’avait en sa possession, à ce moment-là ? demanda Eddie.
— N… non, répondit Roland, baissant les yeux vers ses mains.
Eddie observa qu’une légère rougeur lui colora les joues.
— Je ne le lui ai pas donné tout de suite. C’était… dur pour moi d’y renoncer.
— Je te crois, dit Susannah. Tu n’étais pas différent de tous ceux qui ont jeté les yeux dans ce putain de truc.
— Le troisième jour, dans l’après-midi, juste avant le banquet donné pour célébrer notre retour sains et saufs…
— Je parie que vous étiez tous trois d’humeur à faire la fête, dit Eddie.
Roland eut un sourire dénué d’humour et resta plongé dans la contemplation de ses mains.
— Vers quatre heures, Cuthbert et Alain sont venus me retrouver dans mes appartements. Notre trio était à peindre, j’intuite… le visage enflammé par le vent, les yeux creusés, les mains écorchées et entaillées, plaies et bosses récoltées pendant notre escalade du canyon, maigres comme des épouvantails. Même Alain, qui avait une légère tendance à l’embonpoint, n’était plus que l’ombre de lui-même. Ils m’ont pris à partie, je suppose que vous diriez ça comme ça. Ils avaient gardé le secret sur le cristal jusque-là — par respect pour moi et la perte que j’avais subie, me dirent-ils, et je les ai crus aisément —, mais ils ne le garderaient pas au-delà du festin, prévu pour le soir même. Si je ne voulais pas le remettre de mon plein gré, ce serait à nos pères de résoudre cette question. Ils étaient horriblement embarrassés, Cuthbert surtout, mais déterminés. Alors, je leur ai dit que je remettrais le cristal entre les mains de mon père avant le banquet — avant que ma mère n’arrive de Debaria par la diligence. Ils devraient venir en avance et s’assurer que je tiendrais ma promesse. Cuthbert se mit à bafouiller que ce ne serait pas nécessaire, mais évidemment que ça l’était…
— Ben ouais, renchérit Eddie de l’air de celui qui comprend cette partie de l’histoire à la perfection. Tu peux aller aux chiottes tout seul, mais c’est toujours plus fastoche de virer la merde si quelqu’un te tient la main pour tirer la chasse.
— Alain, lui au moins, savait que ce serait mieux pour moi — plus facile — si je n’étais pas seul au moment de la remise du cristal. Il a fait taire Cuthbert et m’a affirmé qu’ils seraient là. Et ils y étaient. Alors je m’en suis séparé, même si je n’en avais pas du tout envie. Mon père est devenu pâle comme un linge quand, en jetant un coup d’œil dans le sac, il vit ce qu’il contenait. Puis il nous a demandé de l’excuser et l’a emporté. À son retour, il a repris son verre de vin et s’est remis à nous entretenir de nos aventures à Mejis comme si de rien n’était.
— Mais entre le moment où tes amis sont venus t’en parler et celui de sa restitution, tu as regardé à l’intérieur, affirma Jake. Tu y es entré, tu y as voyagé. Qu’est-ce qu’il t’a montré cette fois-là ?
— D’abord, il m’a remontré la Tour, fit Roland. Et le début de la voie qui y mène. J’ai vu la chute de Gilead et le triomphe de l’Homme de Bien. Nous n’avions fait que retarder l’échéance d’une vingtaine de mois en détruisant les citernes et le pétroléum. Je ne pouvais rien y faire, mais le cristal m’a alors montré quelque chose que je pouvais faire. Il me révéla l’existence d’un couteau dont on avait trempé la lame dans un poison particulièrement violent, une substance venue d’un lointain royaume de l’Entre-Deux-Mondes appelé Garlan. Sa virulence était telle que la plus légère entaille suffisait à provoquer une mort immédiate. Un ménestrel — en réalité, l’aîné des neveux de Farson — avait apporté ce couteau à la cour. L’homme auquel il l’avait confié était le chef des domestiques du château. Cet individu était censé transmettre le couteau au véritable assassin. Mon père ne devait pas revoir se lever le soleil à l’issue du banquet, tel était le plan prévu.
Il leur décocha un sourire lugubre.
— Suite à ce que je vis dans le Cristal du Magicien, le couteau n’atteignit jamais pour l’armer la main de son destinataire. Et à la fin de la semaine, les domestiques eurent un nouveau chef. Ce sont de jolies histoires que je vous raconte là, hein ? Si fait, très jolies.
— Tu as vu la personne à qui le couteau était destiné ? demanda Susannah. Le véritable assassin ?
— Oui.
— Rien d’autre ? Tu n’as rien vu d’autre ? questionna Jake.
Le complot d’assassinat à l’encontre du père de Roland ne semblait pas beaucoup l’intéresser.
— Si, fit Roland qui eut l’air déconcerté. Des souliers. Rien qu’une minute. Des souliers qui dégringolaient du ciel. Je les ai pris d’abord pour des feuilles mortes. Le temps que je comprenne de quoi il s’agissait vraiment, ils avaient disparu, et je me suis retrouvé sur mon lit, le cristal serré dans mes bras… tout à fait comme je l’avais transporté depuis Mejis. Mon père… comme je vous l’ai déjà dit, a été très fortement surpris en regardant à l’intérieur du sac.
Tu lui as dit qui avait en sa possession le poignard trempé de poison, songea Susannah, Jeeves le Majordome ou qui ou qu’est-ce, sans lui révéler qui devait s’en servir, n’est-ce pas, mon chou ? Et pourquoi ne pas l’avoir dit ? Pasque tu t’nais à te cha’ge’ de c’p’tite besogne toi-même ? Mais avant d’avoir pu le lui demander, Eddie posait une question de son côté.
— Des souliers ? Volant dans les airs ? Ça signifie quelque chose pour toi, maintenant ?
Roland fit non de la tête.
— Raconte-nous le reste de ce que tu as vu dans le cristal, dit Susannah.
Il la regarda avec une telle douleur dans les yeux que le léger soupçon qui avait traversé l’esprit de Susannah se transforma aussitôt en certitude. Détournant les yeux, elle chercha à tâtons la main d’Eddie.
— J’implore ton pardon, Susannah, mais je ne peux pas. Pas maintenant. Pour l’heure, je vous ai dit tout ce qu’il m’est possible de dire.
— D’accord, fit Eddie. D’ac, Roland, c’est cool comme ça.
— Ool, approuva Ote.
— Et la sorcière, tu l’as revue ? insista Jake.
Pendant un assez long temps, il sembla que Roland ne répondrait pas à cela, non plus. Mais finalement, si.
— Oui. Elle n’en avait pas fini avec moi. Elle me poursuivait, comme Susan, dans mes rêves. Depuis Mejis, et sur tout le chemin du retour, elle m’a poursuivi.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Jake, terrorisé, à voix basse. Nom de bleu, Roland, qu’est-ce que tu veux dire ?
— Pas maintenant.
Il se leva.
— Il est temps de repartir.
Il leur désigna de la tête le bâtiment qui flottait devant eux ; le soleil éclairait à ce moment précis ses créneaux.
— Ce dôme étincelant, là-bas, est encore à bonne distance, mais je crois qu’on peut l’atteindre cet après-midi, si nous faisons diligence. Il vaudrait mieux. Ce n’est pas un endroit où arriver après la tombée de la nuit, si on peut l’éviter.