— Une émission de télé, animée par de vieux schnocks blancs en costard-cravate, dit Eddie. Tu l’as ratée à cinq ou dix ans près. Pas grave. Mais ce panneau…
— OK, on est au Kansas, fit Susannah. Et dans notre Kansas, je pense.
Elle avait repéré un autre panneau, dépassant à peine des arbres. Elle le désigna à Jake, à Eddie et à Roland.
— Il y a un Kansas dans ton monde, Roland ?
— Non, répondit Roland, l’œil fixé sur les panneaux. Nous sommes loin des confins du monde qui était le mien. J’en étais déjà fort éloigné avant même de vous rencontrer tous les trois. Cet endroit…
Il s’interrompit, penchant la tête comme à l’écoute d’un bruit à la limite de l’audible. Et l’expression de son visage… Jake ne l’aimait pas beaucoup.
— Oyez, oyez, les mômes ! fit Eddie avec enjouement. Aujourd’hui, Cours de Géo Zarbi de l’Entre-Deux-Mondes. Faut savoir, les gars et les nanas, que dans l’Entre-Deux-Mondes, on part de New York, on se dirige au sud-est vers le Kansas, avant de suivre le Sentier du Rayon jusqu’à ce qu’on atteigne la Tour Sombre… qui se trouve pile poil au milieu de tout et n’importe quoi. Primo, faut combattre les homards géants ! Deuzio, prendre le train psychotique ! Et après une virée à notre snack-bar préféré pour un popkin ou deux…
— Aucun de vous n’entend rien ? le coupa Roland.
Jake dressa l’oreille. Il entendit le vent échevelant les arbres du parc voisin — dont les feuilles commençaient à changer de couleur — et aussi le cliquetis des ongles des pattes d’Ote qui revenait vers eux sans se presser, le long du toit du Compartiment de la Baronnie. Puis Ote s’arrêta et, avec lui, le bruit qu’il faisait…
Une main saisit Jake par le bras, le faisant sursauter. C’était Susannah. La tête penchée, elle écarquillait les yeux. Eddie aussi écoutait. Ote, idem : les oreilles dressées et un gémissement étouffé au fond de la gorge.
Jake eut une poussée de chair de poule, tout en faisant la grimace. Le son, bien que très faible, agaçait les oreilles comme un zeste de citron agace les dents. Jake avait déjà entendu quelque chose de ressemblant. Ça remontait à ses cinq-six ans ; il y avait une espèce de dingue à Central Park qui se prenait pour un musicien… ouais, bien sûr, à Central Park, des tonnes de dingues se prenaient pour des musiciens, mais c’était le seul que Jake ait jamais vu jouer avec un outil de menuisier. Sur un écriteau posé près de son chapeau renversé, on pouvait lire : LE PLUS GRAND JOUEUR DE SCIE DU MONDE ! HEIN QU’ON DIRAIT DE LA MUSIQUE HAWAÏENNE ! AIDEZ-MOI D’UNE PETITE PIÈCE SVP !
Jake était en compagnie de Greta Shaw, la première fois qu’il avait rencontré le joueur de scie musicale ; il se souvenait comme elle avait pressé le pas en arrivant à sa hauteur. Il était assis là comme le violoncelliste d’un orchestre symphonique, sauf qu’il avait une scie à main, maculée de rouille, étalée sur les genoux. Jake se souvint de l’expression horrifiée et comique de Mrs Shaw et la moue de ses lèvres pincées, comme si… ben ouais, comme si elle venait de mordre à belles dents dans un quartier de citron.
Si le son qu’il entendait aujourd’hui n’était pas exactement semblable à celui
(HEIN QU’ON DIRAIT DE LA MUSIQUE HAWAÏENNE !)
que le type du parc produisait en faisant vibrer la lame de sa scie, il s’en rapprochait beaucoup : un son métallique, pleurard, tremblotant qui vous montait aux sinus et vous donnait l’impression que vos yeux allaient cracher de l’eau. D’où cela provenait-il ? Jake n’aurait su le dire. Le son semblait surgir de partout et de nulle part ; en même temps, il était si bas qu’il aurait facilement cru que tout ça n’était qu’un effet de son imagination, si les autres ne l’avaient pas…
— Attention ! cria Eddie. Aidez-moi, les mecs ! Je crois qu’il va s’évanouir !
Jake pivota vers le Pistolero et vit que sa figure était devenue aussi pâle que du fromage blanc, au-dessus de sa chemise décolorée par la poussière. Ses yeux ronds n’offraient qu’un regard vide. Un coin de sa bouche se crispait spasmodiquement comme si un hameçon invisible y était fiché.
— Jonas, Reynolds et Depape, dit-il. Les Grands Chasseurs du Cercueil. Et elle. Celle du Cöos. C’étaient eux. Eux qui…
Debout sur le toit du mono, dans ses bottes fatiguées et poussiéreuses, Roland chancelait. Son visage exprimait le plus grand chagrin que Jake ait jamais vu.
— Oh, Susan, dit-il. Ô mon amour.
Ils le saisirent et formèrent un cercle protecteur autour de lui ; le Pistolero bouillonnait de honte, de culpabilité et de dégoût pour lui-même. Qu’avait-il fait pour mériter d’aussi dévoués protecteurs ? Quoi d’autre, à part le fait de les avoir arrachés au train-train de leur vie quotidienne, et cela avec aussi peu d’égards qu’on arrache les mauvaises herbes de son jardin ?
Il voulut les rassurer sur son état, leur dire de le lâcher, mais aucun mot ne franchit ses lèvres ; ce terrible son pleurard l’avait transporté des années en arrière dans le box canyon, à l’ouest d’Hambry. Avait rappelé à son souvenir Depape et Reynolds et ce vieux bancroche de Jonas. Mais c’était pourtant la femme de la colline qu’il haïssait le plus : d’une haine que seul un très jeune homme peut aller puiser aux plus sombres sources de son être. Ah, aurait-il pu faire autrement que de les haïr ? Ils lui avaient brisé le cœur. Et aujourd’hui, tant d’années plus tard, il lui semblait que la chose la plus horrible de toute l’existence humaine, c’était que même les cœurs brisés se ressoudent.
Je pensai d’abord : il ment à chaque mot,
Cet estropié chenu à l’œil plein de malice…
Quels étaient ces vers ? Tirés de quel poème ?
Il l’ignorait, mais il savait en revanche que les femmes aussi pouvaient mentir ; ces femmes au large sourire qui sautillaient dans tous les coins et voyaient trop de choses du coin de leur vieil œil chassieux. Peu importait l’auteur de ces vers ; ses mots disaient vrai, rien d’autre ne comptait. Ni Eldred Jonas ni la mégère de la colline n’avaient eu l’envergure de Marten — ni même celle de Walter — dans la malfaisance, mais tels quels, ils ne lui en avaient pas moins grandement nui.
Puis, après… dans le canyon, à l’ouest de la ville… ce son… auquel vinrent se mêler les cris des hommes et des chevaux blessés… pour une fois dans sa vie, même Cuthbert, si volubile d’habitude, avait été réduit au silence.
Mais tout ça remontait à il y a fort longtemps, à un autre quand ; dans l’ici et maintenant, ce gazouillis avait soit disparu soit était tombé en dessous du seuil d’audibilité. Mais ils le réentendraient. Il le savait comme il savait à coup sûr qu’il était en marche vers la damnation.
Relevant les yeux vers les autres, il grimaça un pauvre sourire. Les commissures de ses lèvres ne tremblaient plus, c’était déjà ça.
— Ça va, dit-il. Mais écoutez-moi bien : nous voilà tout près de la fin de l’Entre-Deux-Mondes et tout près du commencement du Monde Ultime. La première grande étape de notre quête est terminée. Nous nous en sommes bien tirés ; nous nous sommes rappelé le visage de nos pères ; nous sommes restés unis et loyaux les uns envers les autres. Mais pour l’heure, nous venons d’atteindre une tramée. Nous devons faire très attention.
— Une tramée ? C’est quoi, ça ? demanda Jake, regardant autour de lui avec nervosité.
— Un endroit où l’étoffe de l’existence est usée jusqu’à la trame. Ils se multiplient puisque la force de la Tour Sombre est déclinante. Vous n’avez pas oublié ce que nous avons vu au-dessous de nous en quittant Lud ?
Ils acquiescèrent avec solennité, se rappelant le sol comme du verre noir fondu, les anciennes canalisations lançant des lueurs d’un bleu-vert maléfique, les monstrueux oiseaux difformes aux ailes semblables à de grandes voiles de cuir. Soudain, Roland ne put supporter davantage de les voir regroupés autour de lui, à le regarder de haut comme les clients d’un bar toisent un voyou tombé dans une rixe. Il tendit ses mains à ses amis — ses nouveaux amis. Eddie les lui prit et l’aida à se remettre sur pied. Le Pistolero concentra son énorme volonté pour ne pas vaciller et garder l’équilibre.
— C’était qui, Susan ? demanda Susannah.
Le pli qui barrait son front dénotait chez elle un trouble allant probablement plus loin que la simple coïncidence de la similarité des prénoms.
Roland la regarda, puis Eddie, puis Jake, qui s’était agenouillé pour pouvoir gratter Ote derrière les oreilles.
— Je vous raconterai, dit-il. Mais ce n’est ni le lieu ni l’heure.
— Tu n’arrêtes pas de dire ça, protesta Susannah. Tu ne vas pas encore nous renvoyer aux calendes grecques, hein ?
Roland fit non de la tête.
— Vous saurez mon histoire — cette partie du moins —, mais pas plantés sur cette carcasse métallique.
— Ouais, dit Jake. Être là-dessus, c’est comme s’amuser sur l’échine d’un dinosaure crevé ou un truc du même genre. J’arrête pas de penser que Blaine va revenir à la vie et recommencer à nous prendre la tête.
— Le bruit est parti, constata Eddie. Ce truc qui ressemblait à une pédale wah-wah.
— Ça m’a fait penser au vieux que je voyais dans Central Park, dit Jake.
— L’homme à la scie musicale ? demanda Susannah.
Jake leva vers elle des yeux ronds. Et elle opina.
— Sauf qu’il était pas du tout vieux quand je le voyais, moi. Y a pas que la géographie de zarbi par ici, la chronologie l’est aussi.
Eddie lui entoura les épaules de son bras et les serra.
— Amen.
Susannah se tourna vers Roland. Même si son regard n’était pas accusateur, ses yeux avaient une façon tranquille de le jauger sans détour que le Pistolero ne put s’empêcher d’admirer.
— Je ne te tiens pas quitte de ta promesse, Roland. Je veux tout savoir sur cette fille qui s’appelle comme moi.
— Tu le sauras, répéta Roland. Pour l’instant, descendons du dos de ce monstre.