Le Pistolero se secoue, éloignant de son esprit les pensées — quelles qu’elles soient — qui l’ont accaparé. Aux pieds, il porte ces terribles bottes ; dans ce demi-jour, on dirait celles d’un homme qui vient de traverser un fleuve de sang.
— Mère !
Il fait un pas en direction du lit puis se penche un peu, comme s’il croyait qu’elle pût se cacher dessous. Si elle se cache quelque part, ce n’est en tout cas pas là ; les souliers que Jake a repérés sous la tenture étaient des chaussures de femme et la silhouette qui se tient maintenant à l’extrémité du petit vestibule, juste à l’entrée de la chambre, est vêtue d’une robe. Jake aperçoit la ganse qui l’ourle.
Mais il voit bien au-delà. Jake comprend la relation trouble que Roland entretient avec sa mère et son père mieux qu’Eddie et Susannah ne le pourraient jamais ; et cela, parce que les parents de Jake leur ressemblent particulièrement : Elmer Chambers est un pistolero pour le Network et Megan Chambers a une très longue histoire de coucheries avec des amis malsains. On n’en a jamais soufflé mot à Jake, mais il est au courant, d’une façon ou d’une autre ; il a partagé le khef avec son père et sa mère, et il sait bien ce qu’il sait.
Il sait aussi quelque chose à propos de Roland : que ce dernier a vu sa mère dans le cristal du magicien. Gabrielle Deschain, à peine de retour de sa retraite à Debaria, Gabrielle qui confesserait à son époux ses fautes en pensées et en actions, à l’issue du banquet, implorant qu’il lui pardonne et lui rouvre sa couche… et qui, pendant que Steven somnolerait après leur étreinte, lui plongerait le couteau empoisonné dans le cœur… ou se contenterait peut-être de lui égratigner le bras de la pointe sans l’éveiller. Avec un couteau pareil, cela reviendrait au même.
Roland avait tout vu dans le cristal avant de remettre le maudit objet à son père. Et Roland avait mis son holà. Pour sauver la vie de Steven Deschain, auraient estimé et dit Susannah et Eddie, s’ils avaient pu voir jusque-là, mais seul Jake possédant la sagesse du malheur des enfants malheureux peut voir jusque-là. Pour sauver la vie de sa mère, aussi bien. Pour lui donner une dernière chance de recouvrer la raison, une dernière chance de se tenir aux côtés de son mari et de lui être fidèle. Une dernière chance de se repentir de Marten Largecape.
Bien sûr qu’elle va le faire, bien sûr qu’elle le doit ! Roland se souvient de son visage de ce jour-là, de la tristesse qu’il exprimait, bien sûr qu’elle doit le faire ! Bien sûr que c’est impossible qu’elle ait choisi le magicien de son plein gré ! S’il pouvait seulement lui dessiller les yeux…
Ainsi, sans prendre garde qu’il a une fois encore sombré dans la non-sagesse de l’extrême jeunesse — Roland ne peut saisir que le chagrin et la honte sont souvent impuissants contre le désir — il est venu parler à sa mère, la supplier de revenir à son mari avant qu’il ne soit trop tard. Il l’avait une fois déjà sauvée d’elle-même, il le lui dira, mais il ne peut pas recommencer.
Et si elle ne marche pas, se dit Jake, ou même ne se laisse pas démonter, en prétendant qu’elle ne sait pas de quoi il parle, il lui donnera le choix : quitter Gilead avec son aide — maintenant, ce soir — ou bien être jetée aux fers demain matin, et pour prix de son insigne trahison, être pendue à coup sûr haut et court comme Hax le maître queux l’avait été.
— Mère ? appelle-t-il donc, sans apercevoir encore la silhouette qui se dissimule dans l’ombre derrière lui. Il avance encore d’un pas dans la chambre, et maintenant la silhouette se déplace. Elle lève les mains. Elle tient quelque chose. Pas une arme à feu, ça, Jake peut le jurer, n’empêche que ça évoque un danger mortel, quelque chose de serpentin…
— Attention, Roland ! s’écrie Susannah d’une voix perçante qui fait office d’interrupteur électrique comme par magie. Quelque chose se trouve sur la table de la coiffeuse — le cristal, bien entendu ; Gabrielle l’a volé, c’est le cadeau de consolation qu’elle compte faire à son amant pour l’assassinat que son fils l’a empêchée de commettre — qui s’illumine soudain comme s’il répondait à la voix de Susannah. Il éclabousse de sa brillante lumière rose le triple miroir qui la réfléchit et la projette dans la chambre. Grâce à cet éclairage, dans la glace à trois faces, Roland aperçoit enfin la silhouette dans son dos.
— Nom de Dieu ! gueule Eddie Dean, horrifié. Ah, merde, Roland ! C’est pas ta mère ! C’est…
Ce n’est pas même une femme, pas vraiment, plus du tout ; c’est une sorte de cadavre ambulant affublé d’une robe noire crottée par la poussière des routes. Il ne lui reste plus que quelques touffes de cheveux se battant en duel sur la tête et un trou béant à la place du nez. Mais ses yeux lancent toujours des flammes et le serpent qu’elle tient se tortille entre ses mains, fort vivace. Malgré la profonde horreur qu’il éprouve, Jake a le temps de se demander si elle l’a capturé sous le même rocher où elle avait trouvé celui que Roland a tué.
C’est Rhéa qui guettait le Pistolero dans l’appartement de sa mère ; c’est celle du Cöos, venue non seulement récupérer son glam mais aussi en finir avec le garçon qui lui avait causé tant de tourment.
— Ta putain de gueuse a eu son compte ! s’écrie-t-elle d’une voix suraiguë, plus que jamais caquetante. À ton tour de payer !
Mais Roland l’a vue, dans le cristal, il l’a vue, Rhéa trahie par cela même qu’elle est venue reprendre, et maintenant le Pistolero pirouette, en laissant tomber sur ses nouveaux revolvers ses mains, animées d’une vivacité mortelle. Il a quatorze ans, ses réflexes n’ont jamais été si précis ni si rapides. Et il se déchaîne comme un baril de poudre qui explose.
— Non, Roland, fais pas ça ! hurle Susannah. C’est un piège, un glam !
Jake a juste le temps de détourner les yeux du miroir et de les reporter vers la femme qui se tient sur le seuil de la chambre ; juste le temps de comprendre que lui aussi est tombé dans le panneau.
Peut-être que Roland comprend également la vérité à la toute dernière seconde — que la femme postée sur le seuil est en réalité sa mère, malgré tout, qu’elle ne tient pas en main un serpent mais une ceinture, quelque chose qu’elle lui destine, peut-être bien en gage de réconciliation, que le cristal lui a menti de la seule manière qui lui est possible… par reflet interposé.
De toute façon, il est trop tard. Les revolvers dégainés tonnent avec un double éclair jaune vif qui illumine la chambre. Il appuie deux fois de suite sur la détente de chacun avant de pouvoir s’arrêter. Et les quatre balles projettent Gabrielle Deschain dans le vestibule, son sourire plein d’espoir « et si on faisait la paix » pas encore effacé sur ses lèvres.