Roland se mit derrière Jake et regarda à son tour par-dessus la tête du garçon, éliminant lui aussi son propre reflet de ses mains. Le Pistolero, avant même de voir ce que Jake avait vu, avait tiré deux conclusions : primo, il avait beau s’agir sans contredit d’une gare ferroviaire, ce n’était pas vraiment là une gare pour Blaine… elle n’avait rien d’un berceau. Deuzio, la gare appartenait bien au monde d’Eddie, de Jake et de Susannah, mais peut-être pas à leur où.
C’est la tramée. Il va nous falloir prendre garde.
Deux cadavres étaient renversés côte à côte sur l’un des longs bancs qui occupaient pratiquement tout le hall ; leurs visages parcheminés à l’abandon et leurs mains noires mis à part, on aurait pu les prendre pour des fêtards qui s’étaient endormis dans la gare après une noce à tout casser et avaient raté leur dernier train. Sur le mur, derrière eux, on lisait sur un tableau où était marqué DÉPARTS, le nom de villes, de villages et de baronnies, les uns en dessous des autres. DENVER, lisait-on ici. WICHITA, lisait-on là. OMAHA, lisait-on encore ailleurs. Roland avait connu autrefois un joueur borgne du nom d’Omaha ; il était mort, un couteau planté dans la gorge, à une table de Surveille-Moi. Il avait pénétré dans la clairière à la fin du sentier, la tête rejetée en arrière et arrosant dans son dernier souffle le plafond de son sang. Suspendue à celui de cette salle (que l’esprit lent et lourd de Roland s’obstinait à considérer comme un relais de diligence, le long d’une route à demi oubliée telle celle qui l’avait mené jusqu’à Tull), une superbe horloge à quatre cadrans exhibait ses aiguilles bloquées sur 4 h 14. Roland supposa qu’elles ne se remettraient plus jamais en mouvement. Triste pensée… mais triste était ce monde. S’il n’aperçut pas d’autre cadavre, l’expérience lui soufflait que là où il y en avait deux, il y en avait quatre ou aussi bien treize à la douzaine, hors de vue.
— On entre ? demanda Eddie.
— Pourquoi faire ? riposta le Pistolero. Ça ne se trouve pas sur le Sentier du Rayon.
— Tu ferais un guide touristique du tonnerre, dit Eddie, revêche. En avant tout le monde et prière de ne pas aller vadrouiller dans le…
Jake l’interrompit par une demande que Roland ne comprit pas.
— Vous n’auriez pas un quarter, vous autres, par hasard ?
Le garçon s’adressait à Eddie et à Susannah. Près de lui se trouvait une caissette métallique sur laquelle on lisait, écrit en bleu :
Le Capital-Journal de Topeka vous parle du Kansas comme nul autre ! C’est le quotidien de votre ville ! Lisez-le chaque jour que Dieu fait !
Eddie, amusé, fit non de la tête.
— J’ai perdu ma monnaie à un moment ou un autre. Probablement, quand j’ai grimpé dans cet arbre, un peu avant que tu nous rejoignes, lors de ma tentative désespérée pour éviter de servir de casse-croûte à un ours robot. Je regrette.
— Attends une minute… attends une minute…
Susannah fourrageait dans son sac ouvert, d’une façon qui fit sourire Roland en dépit de ses préoccupations. C’était un geste tellement féminin, dans son genre. Elle retourna des Kleenex froissés, les secouant pour s’assurer qu’ils ne contenaient rien, sortit un poudrier, l’examina, le lâcha à nouveau dans le sac, pécha un peigne, le remit en place…
Trop absorbée, elle ne releva pas les yeux quand Roland, en deux trois mouvements, passa devant elle et défourailla son revolver du holster en crampon de débardeur qu’il lui avait fabriqué. Il ne tira qu’un coup, un seul. Susannah, poussant un petit cri, laissa tomber son sac et porta la main à l’étui vide, sous son sein gauche.
— Visage Pâle, tu m’as foutu une frousse du diable !
— Fais davantage attention à ton arme, Susannah, sinon la prochaine fois que quelqu’un te l’arrachera, tu te retrouveras avec un trou entre les deux yeux au lieu qu’il soit fiché dans… comment tu appelles ça, Jake ? Une boîte conçue pour donner des nouvelles ? Ou bien destinée à contenir du papier ?
— Les deux, dit Jake, d’un air effrayé.
Ote avait battu en retraite à la moitié du quai et regardait Roland, plein de méfiance. Jake enfonça son doigt dans le trou que la balle avait creusé au centre de la serrure de la caissette à journaux. Un peu de fumée s’en échappait.
— Vas-y, dit Roland. Ouvre.
Jake tira sur la poignée, qui résista un peu, puis une pièce métallique tomba avec un cliquetis quelque part à l’intérieur et l’abattant s’ouvrit. La caissette était vide ; l’écriteau collé sur la paroi du fond disait : S’IL N’Y A PLUS AUCUN NUMÉRO, PRIÈRE DE PRENDRE L’EXEMPLAIRE DU PRÉSENTOIR. Jake l’extirpa de son support de fil de fer et les autres firent cercle autour de lui.
— Bon Dieu, qu’est-ce que… ? fit Susannah d’un murmure à la fois horrifié et accusateur. Qu’est-ce que ça signifie ? Bon Dieu, mais qu’est-ce qui s’est passé ?
Sous l’en-tête du journal, barrant quasiment tout le haut de la première page, se détachait en lettres noires qui hurlaient :
— Lisez à haute voix, dit Roland. Les lettres sont dans votre parler. Je ne peux pas les déchiffrer toutes et j’ai très envie de savoir ce que ça raconte.
Jake lança un regard à Eddie qui opina avec impatience.
Jake déplia le journal, révélant une image en pointillés (Roland avait déjà vu des images de ce type ; on les appelait des « fauteur graffies ») qui leur causa un choc à tous : on voyait une ville au bord d’un lac aux gratte-ciel en flammes. LES INCENDIES RAVAGENT CLEVELAND, disait la légende en dessous.
— Lis, petit ! fit Eddie.
Susannah se taisait : elle lisait déjà l’article — le seul à figurer en première page — par-dessus l’épaule de Jake. Ce dernier s’éclaircit la gorge, comme s’il n’avait soudain plus de salive et commença sa lecture.
— C’est signé John Corcoran, plus rédact. et dépêches Associated Press. Ça signifie que plein de gens différents ont travaillé dessus, Roland. OK. J’y vais :
« La plus grande crise qu’ait jamais connue l’Amérique — et peut-être le monde — s’est aggravée du jour au lendemain : la supergrippe, qu’on surnomme Tube-Neck dans le Middle West et Capitaine Trips en Californie, ne cesse d’étendre ses ravages. Bien que le nombre des victimes ne puisse être évalué avec exactitude, des médecins experts déclarent que leur chiffre dépasse déjà, au stade actuel, les plus horribles prévisions : de vingt à trente millions de morts sur le seul continent américain est l’estimation qu’a donnée le Dr Morris Hackford de l’hôpital et centre médical Saint François de Topeka. On ne cesse de brûler des cadavres de Los Angeles à Boston dans les crématoriums, les hauts-fourneaux et les décharges publiques. Ici, à Topeka, on encourage les survivants, encore assez bien portants et assez résistants pour le faire, à transporter leurs morts jusqu’à l’un des trois sites suivants : l’usine dépotoir au nord d’Oakland Billard Park ; le champ de courses de Heartland Park ; le dépôt d’ordures de la 61e Rue Sud-Est, à l’est de Forbes Field. Ceux qui opteront pour le dépôt devront emprunter Berryton Road ; en Californie, d’après des sources autorisées, la circulation a été bloquée par les épaves de voitures et au moins par un avion-cargo de l’Air Force, abattu.