Выбрать главу

Jake releva des yeux terrifiés vers ses amis et regarda derrière lui la gare silencieuse, avant de les rebaisser vers le journal.

« Le Dr April Montoya du Centre médical régional de Stormont-Vail fait remarquer que le nombre de victimes, si horrifiant soit-il, ne constitue que l’un des aspects de cet affreux épisode. “Car, pour chaque personne décédée jusqu’ici de ce nouveau virus grippal, a déclaré le Dr Montoya, on en compte six autres alitées chez elles, peut-être même peut-on aller jusqu’à la dizaine. Jusqu’à présent, d’après ce que nous avons pu déterminer, le taux de guérison est de zéro pour cent.” Elle a confié en toussant au même journaliste : “Sur un plan strictement personnel, je ne fais aucun projet pour le week-end.” Autres développements au plan local : tous les vols commerciaux au départ de Forbes et de Phillip Billard sont annulés. Tous les trajets ferroviaires par l’Amtrak sont suspendus, non seulement à Topeka même, mais à travers tout le Kansas. La gare Amtrak de Gage Boulevard est fermée jusqu’à nouvel ordre. Tous les établissements scolaires de Topeka sont également fermés jusqu’à nouvel ordre. Ceci concerne les secteurs 437, 345, 450 (Shawnee Heights), 372 et 501 (Topeka centre). Le Collège luthérien et le Collège technique de Topeka ont eux aussi fermé leurs portes, de même que la Kansas University à Lawrence. Les habitants de Topeka doivent s’attendre à des baisses de tension ou des pannes de secteur dans les jours et les semaines qui viennent. La Compagnie d’Électricité du Kansas, Power & Light, a annoncé une “mise au ralenti” de la Centrale nucléaire de la Kaw, à Wambego. Bien que nul membre des R.P. de la KawNuke n’ait répondu aux appels de notre journal, un message enregistré prévient qu’il ne s’agit en aucun cas d’une alerte, mais d’une simple mesure de sécurité. Que le fonctionnement de la KawNuke retournera à la normale, “à l’issue de la crise actuelle”. Le réconfort qu’on pourrait puiser dans ce communiqué est en grande partie réduit à néant par les derniers mots de l’enregistrement, qui ne sont ni “au revoir” ni “merci de votre appel”, mais “Dieu nous aide dans cette épreuve”. »

Jake marqua une pause. Le temps de tourner la page où l’article se poursuivait, agrémenté de nouvelles photos : une camionnette carbonisée retournée sur les marches du musée d’Histoire naturelle du Kansas ; l’embouteillage monstre pare-chocs contre pare-chocs du Golden Gate Bridge de San Francisco ; un entassement de cadavres à Times Square. L’un des corps, remarqua Susannah, était pendu à un lampadaire et cela lui rappela la course cauchemardesque pour atteindre le Berceau de Lud qu’elle et Eddie avaient accomplie, après s’être séparés du Pistolero ; elle se souvint de Luster, Winston, Jeeves et Maud. Quand le tambour des dieux a retenti cette fois, c’est le caillou de Spanker qui est sorti du chapeau, avait dit Maud. Et on l’a fait danser. Sauf, bien sûr, que ce qu’elle avait voulu dire par là, c’est qu’ils l’avaient pendu. Comme ils avaient pendu des gens, semblait-il, là-bas dans ce bon vieux New York. Quand les choses tournaient au bizarre, il y avait toujours quelqu’un pour dénicher une corde prête au lynchage, semblait-il.

Des échos. Tout était un écho de tout. Ils bondissaient et rebondissaient d’un monde à l’autre, sans s’atténuer comme les échos ordinaires mais au contraire en croissant et devenant plus terribles. Comme le tambour des dieux, songea Susannah en frissonnant.

« Dans les débats au plan national, lut Jake, la conviction continue à grandir que les principaux leaders du pays, après avoir nié l’existence de la supergrippe dans les premiers jours, où l’adoption de mesures de quarantaine aurait encore pu avoir un certain effet, se sont réfugiés dans des abris souterrains conçus pour sauvegarder les têtes pensantes en cas de conflit nucléaire. Plus personne n’a vu le vice-président Bush ni les membres clés du cabinet de l’administration Reagan depuis les dernières quarante-huit heures. Le président Reagan lui-même est invisible depuis qu’il a assisté dimanche matin au service de l’Église méthodiste de la Green Valley à San Simeon. « Ils se sont précipités dans les bunkers comme Hitler et sa bande de rats d’égout nazis à la fin de la Seconde Guerre mondiale », a déclaré le représentant Steve Sloan. Quand on lui a demandé s’il voyait une objection à ce que l’on cite son nom, le représentant du Kansas nouvellement élu, un Républicain, a éclaté de rire et répondu : “Pourquoi voulez-vous ? Je suis déjà bien atteint. Je ne serai plus que poussière à la même heure, la semaine prochaine.” Des incendies, probablement criminels, continuent de ravager Cleveland, Indianapolis et Terre Haute. L’explosion gigantesque qui s’est produite près du Riverfront Stadium de Cincinnati ne semble pas être d’origine nucléaire, comme on l’a d’abord craint, mais résulter d’une accumulation de gaz naturel causée par le manque de surveillance… »

Le journal tomba des mains de Jake. Une rafale de vent l’emporta d’un souffle le long du quai, dispersant les quelques pages non dépliées. Ote, étirant son cou, en happa une au passage. Il trottina vers Jake, la tenant dans sa gueule, aussi docile qu’un chien avec un bâton.

— Non, Ote, j’en veux pas, dit Jake, d’une voix très jeune et maladive.

— Au moins, nous savons ce que sont devenus les habitants, conclut Susannah, qui se pencha et retira le journal de la gueule d’Ote. C’étaient les deux dernières pages. Elles étaient bourrées d’avis mortuaires imprimés en très petits caractères. Pas de photos, pas de causes du décès, pas d’annonces de services funèbres. Rien qu’un tel est mort, aimé de x et y, une telle est morte, bien-aimée de Jill et Joe, cet autre-là est mort, aimé de ceux-ci, ceux-là. Tout ça dans une typographie minuscule, pas très nette ni lisible. Ce furent les bavures de la typo qui achevèrent de convaincre Susannah que tout cela était vrai.

Ils ont tout fait pour honorer leurs morts, même jusqu’à la fin, se dit-elle, une boule dans la gorge. Ils ont vraiment tout fait.

Elle replia la feuille en quatre et regarda au dos la dernière page du Capital-Journal. On y voyait une image de Jésus-Christ, l’œil triste, les mains tendues, le front portant les stigmates de sa couronne d’épines. En dessous, ces trois mots énormes en gras :

PRIEZ POUR NOUS

Elle releva des yeux accusateurs sur Eddie. Puis lui tendit le journal, tapotant du doigt la date en haut de page. 24 juin 1986. Eddie avait été tiré dans le monde du Pistolero, un an après.

Il tint la feuille un long moment, lissant sans cesse la date entre ses doigts, comme s’il pouvait par ce manège la faire changer. Puis il regarda ses compagnons en secouant la tête.

— Non. Je ne m’explique pas plus ce journal que cette ville ou les morts dans cette gare, mais je peux vous assurer d’une chose : tout allait bien à New York quand j’en suis parti. N’est-ce pas, Roland ?

Le Pistolero tiqua un tout petit peu.

— Rien ne m’a paru aller bien dans ta ville, mais ses habitants ne m’ont pas donné l’impression d’être les survivants d’un fléau tel que celui décrit ici, ça non.