Au pied de l’escalier conduisant au parking des banlieusards sur le côté de la gare, une demi-douzaine de cadavres étaient affalés comme une gerbe de blé en vrac. Deux femmes, trois hommes. Le sixième était un bébé dans une poussette. Un été passé exposé aux intempéries (et à la merci potentielle des chats errants, ratons laveurs ou autres marmottes) avait doté le nourrisson d’un air de sagesse mystérieuse, celle d’une momie-enfant découverte dans une pyramide inca. Jake déduisit de sa barboteuse bleu fané que c’était un garçon, sans qu’il fût possible de l’affirmer avec certitude. Dépourvu d’yeux et de lèvres, sa peau ayant viré au gris noirâtre, déterminer son sexe était une sinistre plaisanterie — pourquoi le bébé mort est-il passé de l’autre côté ? Parce que le poulet s’est chopé la supergrippe.
Mais même dans son état, le nourrisson semblait avoir traversé les mois de désolation postfléau à Topeka mieux que les adultes des alentours. Eux n’étaient guère plus que des squelettes chevelus. Entre ce qui avait été autrefois ses doigts — et n’était plus qu’un ramassis d’os tendus de lambeaux de chair — l’un des hommes agrippait la poignée d’une valise semblable aux Samsonite des parents de Jake. Comme le bébé (et comme tous les autres), il n’avait plus d’yeux ; il fixait Jake de ses orbites sombres et profondes. Au-dessous, une rangée de dents jaunâtres s’avançait en un rictus querelleur. Pourquoi t’a mis si longtemps, mon garçon ? semblait demander le mort à la valise. Tu m’as fait poireauter, et l’été a été si long et si chaud !
Où vous espériez aller comme ça, les mecs ? se demandait Jake. Où donc dans cette merde super merdique vous pensiez que vous seriez à l’abri ? Des Moines ? Sioux City ? Fargo ? Sur la lune ?
Ils descendirent les marches, Roland en tête, les autres derrière. Jake tenait toujours Susannah par la main, Ote sur ses talons. Le bafouilleux au long corps semblait descendre chaque marche en deux étapes, comme un semi-remorque franchissant des gendarmes couchés.
— Ralentis, Roland, dit Eddie. Je tiens à vérifier les « espaces handi » avant qu’on aille plus loin. On pourrait avoir un coup de pot.
— « Espaces handi » ? demanda Susannah. Kézaco ?
Jake haussa les épaules. Il n’en savait rien. Pas plus que Roland. Susannah reporta son attention sur Eddie.
— Je te demande ça, chouchou, parce que ça m’a l’air un poil dés-obligeant. Tu sais, comme appeler les Blacks, « nègres », ou les gays, « tantouzes ». Je sais que je suis rien qu’une pauvre négrillonne ignorante de 1964, année obscurantiste entre toutes, mais…
— Là, fit Eddie montrant du doigt des panneaux délimitant la partie du parking la plus proche de la gare. En fait, il y en avait deux par pilier. Le haut de chaque, bleu et blanc, le bas, rouge et blanc. Quand ils s’en approchèrent, Jake vit que celui du haut portait le symbole d’un fauteuil roulant, celui du bas l’avertissement suivant : L’UTILISATION ABUSIVE DES ESPACES RÉSERVÉS AUX HANDICAPÉS EST PUNIE DE 200 $ D’AMENDE. STRICTEMENT SOUS LE CONTRÔLE DU DÉPARTEMENT DE POLICE DE TOPEKA.
— Voyez-moi ça ! s’exclama Susannah triomphalement. Ils auraient dû faire ça depuis longtemps ! De mon quand, on s’estimait drôlement veinard si on arrivait à faire franchir à son fauteuil autre chose que les portes du mont-de-piété. Ah ça oui, merde, drôlement veinard si on arrivait à le faire monter sur le trottoir ! Quant à des places de parking réservées, valait mieux pas y penser, mon chou !
Le parking était plein comme un œuf ou quasi, mais même avec la fin du monde à portée de main, seules deux voitures sans petit fauteuil roulant sur leur plaque d’immatriculation étaient garées dans ce qu’Eddie avait appelé les « espaces handi ».
Jake subodora que respecter les « espaces handi » faisait partie de ces choses ayant une mystérieuse et durable emprise sur les gens, comme ajouter le code postal sur les lettres, se faire la raie au milieu ou se brosser les dents avant le petit déj.
— Et le voilà ! s’écria Eddie. Vérifiez vos bulletins, les mecs, je crois bien qu’on a décroché le Gros Lot !
Portant toujours Susannah sur sa hanche — chose qu’il aurait été incapable de faire sur une longue période il y avait à peine un mois de ça —, Eddie se précipita vers une grosse Lincoln. Fixé par des courroies sur le toit, on voyait un vélo de course plutôt compliqué et, du coffre entrouvert, dépassait un fauteuil roulant. Mais ce n’était pas le seul ; en scrutant la rangée d’« espaces handi », Jake aperçut minimum quatre autres fauteuils roulants, la plupart arrimés sur les galeries, d’autres fourrés à l’arrière de fourgonnettes ou de breaks, et un (à l’aspect antédiluvien et volumineux à faire peur) jeté sur le plateau d’un pick-up.
Eddie déposa Susannah et se pencha pour examiner l’appareillage qui maintenait le fauteuil dans le coffre. Il avait son lot de sandows entrecroisés, plus une barre de blocage. Eddie sortit le Ruger que Jake avait pris dans le tiroir du bureau de son père.
— Tirons dans le tas, dit-il gaiement.
Et avant que les autres aient eu le réflexe de se couvrir les oreilles, il appuya sur la détente et fit sauter le verrou de la barre de sécurité. Le bruit de la détonation roula dans le silence, avant que l’écho ne le renvoie. Le gazouillis de la tramée revint avec lui, comme si le coup de feu l’avait réveillée en sursaut. Hein qu’on dirait de la musique hawaïenne ? songea Jake avec une grimace de dégoût. Une demi-heure plus tôt, il n’aurait jamais imaginé qu’un son pouvait être aussi dérangeant physiquement que… disons, l’odeur de la viande pourrissante, mais il l’imaginait très bien maintenant. Il leva la tête vers les panneaux de l’autoroute à péage. Sous cet angle, il n’en voyait que le haut, mais ça suffisait à lui confirmer qu’ils tremblotaient à nouveau. Ça doit émettre une sorte de champ magnétique, se dit Jake. Un peu comme les mixers et les aspirateurs expédient des parasites dans la radio ou la télé, ou comme ce cyclotron gadget m’a fait dresser les poils des bras quand Mr Kingery l’a apporté en classe et a demandé des volontaires pour qu’ils viennent au tableau se mettre à côté.
Eddie tordit la barre de sécurité et s’aidant du couteau de Roland, trancha les sandows. Puis il retira le fauteuil du coffre, l’examina, le déplia et engagea la tige de support à hauteur du siège.
— Et voilà ! dit-il.
Susannah, qui avait pris appui sur une main — Jake trouva qu’elle ressemblait un peu à la femme de ce tableau d’Andrew Wyeth qu’il aimait tant, Le Monde de Christina — contemplait le fauteuil avec stupéfaction.
— Dieu tout-puissant, qu’il a l’air petit et léger !
— C’est ça les raffinements de la technologie moderne, ma chérie, dit Eddie. C’est pour ça qu’on s’est battus au Vietnam. Allez, saute-moi là-dessus.
Il se baissa pour l’aider. Elle ne lui opposa pas de résistance, mais demeura visage fermé et sourcils froncés, le temps qu’il l’installe. Comme si elle s’attendait à ce que le fauteuil s’écroule sous elle, songea Jake. Ce ne fut qu’en caressant les accoudoirs de son nouveau moyen de locomotion qu’elle se détendit à vue d’œil.
Jake s’éloigna un peu à l’aventure, le long d’une autre rangée de voitures, laissant courir ses doigts sur leurs capots où ils dessinaient des traînées dans la poussière qui les recouvrait. Ote trottinait à sa suite, ne s’arrêtant que pour lever la patte et arroser un pneu, comme s’il n’avait rien fait d’autre de toute sa vie.