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— Ça te donne le mal du pays, mon lapin ? demanda Susannah dans le dos de Jake. Tu as probablement cru que tu ne reverrais jamais une bagnole américaine, vraie de vraie, je me trompe ?

Jake réfléchit à ce qu’elle venait de dire et décida qu’elle avait tort. Ça ne lui avait jamais effleuré l’esprit qu’il resterait dans le monde de Roland pour toujours ni qu’il ne reverrait pas de voiture. Il ne pensait pas que ça l’ennuierait en réalité mais il ne croyait pas non plus que c’était écrit. Pas encore, de toute façon. Il y avait un certain terrain vague dans le quand du New York d’où il était venu : au coin de la 2e Avenue et de la 46e Rue. Il y avait eu là autrefois une charcuterie fine — Tom et Gerry, spécialistes en réceptions — mais, à présent, tout n’était plus que décombres, mauvaises herbes, débris de verre et…

… et une rose. Rien qu’une rose sauvage et solitaire poussant sur un terrain vague où on avait prévu d’édifier un ensemble d’apparts en copropriété ; or Jake avait dans l’idée que rien de comparable à la rose ne poussait ailleurs sur Terre. Même pas peut-être dans ces autres mondes auxquels Roland avait fait allusion. On trouvait des roses en approchant de la Tour Sombre, des roses par milliards, sur des putains d’hectares, à perte de vue, à en croire Eddie et son rêve. Cependant, Jake soupçonnait que sa rose différait même de celles-là… et que tant que le destin de la rose n’était pas scellé dans un sens ou dans l’autre, lui, Jake n’en avait pas terminé avec le monde des voitures, des télés et des flics qui vous réclamaient vos papiers et le nom de vos parents.

À propos de parents, j’en ai peut-être pas terminé avec eux, non plus, songea Jake. Cette idée fit battre son cœur plus vite, d’espoir et de frayeur mêlés.

Ils s’immobilisèrent au milieu de la rangée de voitures ; Jake fixait d’un œil vide l’autre côté d’une large artère (Gage Boulevard, supposa-t-il), pendant qu’il tournait ces pensées dans sa tête. Roland et Eddie les rattrapèrent.

— Ce bébé-là sera en superforme après un ou deux mois passés à pousser la Vierge de Fer, dit Eddie avec un grand sourire. Je parie que ça va te faire le souffle.

Et en guise de démonstration, il poussa une profonde expiration derrière le fauteuil roulant. Jake faillit objecter à Eddie qu’il y avait probablement dans les « espaces handi », d’autres modèles, à moteurs, mais se ravisa en comprenant ce qu’Eddie avait dû piger tout de suite : leurs batteries devaient être à plat.

Susannah ignorait ce dernier pour le moment, c’est Jake qui l’intéressait.

— Tu m’as pas répondu, lapinou. Toutes ces voitures te filent pas le mal du pays ?

— Nan. J’étais juste curieux de savoir si je les connaissais toutes, ces bagnoles. Je me suis dit que peut-être… si cette version de 1986 provient d’un autre monde que celui de mon 1977, ça se verrait bien à un détail. Mais non, impossible. Les choses changent vachement vite. Même en neuf ans…

Il haussa les épaules, puis regarda Eddie.

— Toi, tu pourrais peut-être. Après tout, j’veux dire, t’as vraiment vécu en 1986.

Eddie grommela.

— J’y ai vécu, d’accord, mais j’l’ai pas vraiment observé. Je planais un max les trois quarts du temps. Quoique… à bien y réfléchir…

Eddie se mit à pousser à nouveau Susannah sur le macadam lisse du parking, désignant du doigt les voitures au passage.

— Ford Explorer… Chevrolet Caprice… celle-là, c’est un vieux modèle Pontiac, ça se voit à sa calandre en deux parties…

— Pontiac Bonneville, précisa Jake.

L’étonnement qu’il lisait dans les yeux de Susannah amusait Jake en même temps qu’il l’émouvait un peu — la plupart de ces voitures devaient lui sembler aussi futuristes que les vaisseaux de reconnaissance de Buck Rogers. Ce qui, de fil en aiguille, lui fit se demander ce que Roland ressentait à les voir. Il le chercha des yeux.

Le Pistolero ne manifestait aucun intérêt pour les automobiles. Il fixait l’autre côté de la rue, et par-delà le parc, l’autoroute à péage… sauf qu’il ne regardait pas vraiment ces choses-là, d’après Jake.

Ce dernier se dit que Roland était tout bêtement plongé dans ses pensées. Si c’était le cas, son expression suggérait que la chose était loin de lui être agréable.

— Et ça, c’est une de ces petites Chrysler K, continua Eddie en la montrant du doigt. Et là, c’est une Subaru. Là, une Mercedes 450 SL, excellente voiture, celle des champions… Mustang… Chrysler Impérial, belle carrosserie, mais vieille comme Mathusalem…

— Regarde, petit, fit Susannah — avec une pointe d’âpreté dans la voix, trouva Jake. Celle-là, je la reconnais. Mais, pour moi, elle vient juste de sortir.

— Vraiment désolé, Suzie. Celle-ci, c’est une Cougar… une autre Chevrolet… et encore une… Topeka adore General Motors, putain, tu m’étonnes… Honda Civic… Volkswagen Rab-bit… une Dodge… une Ford… une…

Eddie s’arrêta, face à une petite voiture blanche et rouge au bout de la rangée.

— Une Takuro, se dit-il à lui-même.

Il la contourna pour aller examiner le coffre.

— Une Takuro Spirit, pour être exact. T’as déjà entendu parler de cette marque ou de ce modèle, Jake de New York ?

Jake fit non de la tête.

— Moi non plus, dit-il. Moi non plus, bordel.

Eddie se mit à pousser Susannah vers Gage Boulevard (Roland les suivait, l’air absent, enfermé dans son monde, marchant quand ils marchaient, s’arrêtant quand ils s’arrêtaient). Juste avant l’entrée automatisée du parking (STOP PRENEZ VOTRE TICKET), Eddie fit halte.

— Si on continue à ce rythme-là, on sera vieux avant d’atteindre le parc là-bas et carrément morts avant le péage de l’autoroute, dit Susannah.

Cette fois, Eddie ne s’excusa pas, ne paraissant même pas avoir entendu. Il regardait un autocollant sur le pare-chocs d’un vieil AMC Pacer rouillé. L’autocollant, bleu et blanc, évoquait les panneaux aux petits fauteuils roulants qui indiquaient les « espaces handi ». Jake s’accroupit pour mieux voir, caressant distraitement la tête d’Ote que ce dernier venait de faufiler sur ses genoux. Tendant l’autre main, il effleura l’autocollant, comme pour s’assurer de sa réalité. KANSAS CITY MONARCHS, lisait-on. Le O de MONARCHS était une balle de base-ball, agrémentée de lignes de fuite, comme si elle sortait du terrain.

— Corrige-moi si je me goure, mon petit vieux, parce que j’y connais que dalle en base-ball à l’ouest du Yankee Stadium, mais est-ce qu’on devrait pas lire Kansas City Royals ? Tu sais bien, George Brett et tutti quanti  ?

Jake opina. Il connaissait les Royals et George Brett, bien qu’il débutât à peine du quand de Jake et ait dû être à deux doigts de la retraite dans celui d’Eddie.

— Les Kansas City Athletics, vous voulez dire, fit Susannah, qui eut l’air abasourdie.

Roland se tenait à l’écart de tout ça ; il était en train de zoner dans sa couche d’ozone personnelle.

— Pas en 1986, ma chérie, dit gentiment Eddie. En 1986, les Athletics étaient à Oakland.

Il détacha les yeux de l’autocollant et reporta son regard sur Jake.

— Une équipe de deuxième division, peut-être ? demanda-t-il. Ou même de troisième ?

— Les Royals de troisième division sont toujours des Royals, dit Jake. Et ils jouent à Omaha. Allez, bougeons de là.