Et sans savoir ce qu’il en était pour les autres, Jake se remit en route d’un cœur plus léger. C’était peut-être idiot, mais il était soulagé. Il ne croyait plus que ce terrible fléau menaçait son monde, parce que, dans ce monde-là, il n’y avait pas de Kansas City Monarchs. Peut-être que c’était là une information bien mince pour tirer des conclusions, mais ça lui semblait vrai. Et c’était s’ôter un poids énorme que de réussir à se persuader que ni son père ni sa mère n’étaient voués à mourir à cause d’un virus qu’on appelait Capitaine Trips et à être incinérés dans une… une décharge ou quoi ou qu’est-ce.
Sauf que ce n’était pas certain à cent pour cent, même si ce n’était pas là la version 1986 de son monde de 1977. Parce que même si cet effroyable fléau était survenu dans un monde où on trouvait des voitures Takuro Spirit et où George Brett jouait pour les K.C. Monarchs, Roland avait dit que le mal s’étendait… et que des choses comme la supergrippe grignotaient l’étoffe de l’existence comme l’acide attaque le moindre bout de tissu.
Le Pistolero avait parlé d’une flaque de temps, une expression que Jake avait trouvée au premier abord romantique et charmante. Mais à supposer que l’eau de cette flaque devienne stagnante et marécageuse ? Et à supposer que ces trucs style Triangle des Bermudes que Roland appelait des tramées, autrefois d’une grande rareté, deviennent la règle au lieu de l’exception ? À supposer — oh, et c’était là une pensée effroyable, une de celles qui vous garantissaient de rester éveillé, passé trois heures du matin — que toute réalité s’affaisse au fur et à mesure que s’aggravaient les faiblesses structurelles de la Tour ? À supposer que survienne un crash, un niveau s’effondrant sur le suivant… puis sur le suivant… et ainsi de suite… jusqu’à ce que…
Quand Eddie l’agrippa par l’épaule et la lui pressa, Jake dut se mordre la langue pour s’empêcher de hurler.
— Tu te files la poisse à toi-même, dit Eddie.
— Qu’est-ce que t’en sais ? demanda Jake.
C’était insolent, mais il était fou furieux. D’être terrorisé ou d’être vu dans cet état ? Il n’aurait su le dire. Et il s’en foutait pas mal, d’ailleurs.
— Question poisse, j’en connais un bout, fit Eddie. Je ne sais pas ce que tu rumines exactement, mais quoi que ce soit, le moment est bien choisi pour arrêter d’y penser.
C’était probablement de bon conseil, décida Jake. Ils traversèrent la rue de concert en direction de Gage Park et de l’un des plus grands chocs que Jake devait éprouver de sa vie.
Une fois franchie l’arche de fer forgé où GAGE PARK était inscrit en lettres onciales à l’ancienne, ils se retrouvèrent sur un sentier de briques, traversant un espace tenant à la fois du jardin à l’anglaise et de la jungle équatoriale. Laissé à l’abandon, pendant le chaud été du Midwest, il avait prospéré anarchiquement ; toujours laissé à l’abandon cet automne, il avait complètement périclité. Un écriteau, juste après l’arche, proclamait qu’il s’agissait là de la Roseraie Reinisch, et des roses, ce n’était pas ça qui manquait : partout, des roses. Si la plupart étaient fanées, certaines, les plus sauvages, étaient des plus florissantes et donnèrent à Jake une nostalgie si grande de la rose du terrain vague au coin de la 46e Rue et de la 2e Avenue qu’elle vira à la douleur.
À peine entrés dans le parc, en retrait sur l’un des côtés, ils virent un magnifique carrousel d’autrefois, aux fringants destriers et étalons de course, désormais immobiles sur leur barre. Le silence du manège, ses lumières clignotantes éteintes à jamais et la musique de son limonaire qui s’était tue pour toujours, firent frissonner Jake. Le gant de base-ball d’un enfant pendillait de l’encolure d’un cheval, au bout d’une lanière de cuir. Jake eut du mal à ne pas détourner les yeux.
Au-delà du carrousel, la végétation se faisait plus dense, étouffant le sentier et obligeant bientôt les voyageurs à avancer en file indienne, comme des enfants égarés dans une forêt de conte de fées. Les épines des rosiers luxuriants et non taillés s’accrochaient aux vêtements de Jake. Il s’était retrouvé en tête un peu par hasard (probablement parce que Roland était toujours plongé dans ses pensées) et c’est pourquoi il fut le premier à apercevoir Charlie le Tchou-tchou.
Sa seule idée en approchant des rails de chemin de fer à écartement étroit qui traversaient le sentier — on aurait dit une voie miniature, en fait —, c’était ce que le Pistolero avait dit : le ka est comme une roue revenant sans cesse au même point. Les roses et les trains nous hantent, songea-t-il. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je suppose que c’est encore une devi…
Il regarda alors sur sa gauche et lâcha « Ohbontédivine » d’un seul tenant. Les jambes coupées, il dut s’asseoir. Sa voix lui parut lointaine, comme filtrée par de l’eau. Il ne s’évanouit pas complètement, mais la couleur se retira de ce qui l’entourait au point que les feuillages exubérants du côté ouest du parc lui semblèrent du même gris que le ciel d’automne au-dessus de sa tête.
— Jake ! Jake, ça ne va pas ?
C’était Eddie et Jake décelait une véritable inquiétude dans sa voix, mais elle lui parvenait comme lors d’une mauvaise communication interurbaine. De Beyrouth, disons, ou même de Sirius. Et il sentait aussi la main apaisante que Roland posait sur son épaule, mais elle était aussi lointaine que la voix d’Eddie.
— Jake !
C’était Susannah.
— Qu’est-ce qui t’arrive, mon lapin ? Qu’est-ce…
Puis, voyant la chose à son tour, elle cessa de s’adresser à lui. Ensuite ce fut à Eddie de se taire. Enfin, la main de Roland le lâcha. Ils restèrent tous plantés là à regarder… sauf Jake qui continuait à le faire, assis par terre. Il supposa qu’il recouvrerait bientôt assez de force dans les jambes pour se relever mais, pour l’instant, il se sentait mou comme une chiffe.
Le train était arrêté quinze mètres plus loin, dans une gare-jouet, réplique de celle qu’ils venaient de quitter. Accroché à son avant-toit un panneau indiquait TOPEKA. Le train, c’était Charlie le Tchou-tchou, chasse-pierres et tout et tout ; une locomotive à vapeur 402 Big Boy. Et Jake savait que s’il trouvait assez de force pour se remettre debout et s’en approcher, il découvrirait une nichée de souris dans le siège du mécano qui avait dû s’appeler Bob Truc-Machin-Chose. Quant à la cheminée, elle abriterait une famille d’hirondelles.
Sans oublier ses larmes huileuses et sombres, songea Jake, regardant le train miniature devant sa gare miniature, gagné par la chair de poule, l’estomac serré, le trouillomètre à zéro. La nuit, il pleure ces larmes huileuses et sombres qui rouillent comme de beaux diables son superbe phare Stratham. Mais de ton temps, mon vieux Charlie, tu as tiré plus que ton content de gamins, hein ? Tu faisais des tours et des détours dans Gage Park et les gamins riaient, sauf ceux qui riaient jaune ; ceux qui voyaient clair dans ton jeu criaient à pleins poumons. Comme moi aussi je crierais maintenant, si j’en avais la force.
Mais ses forces lui revenaient et, quand Eddie passa la main sous l’un de ses bras et que Roland l’imita de l’autre côté, Jake fut capable de se lever. Il chancela une fois, puis affermit son équilibre.
— Que ce soit bien entendu, je ne te reproche rien, fit Eddie.