Quelqu’un a utilisé sa dépanneuse, d’après moi, songea Susannah. Cette idée la rasséréna. Personne ne se serait soucié de s’ouvrir un passage sur l’autoroute pendant que le fléau faisait rage. Et si quelqu’un s’en était chargé depuis — s’il s’était trouvé quelqu’un dans le coin depuis —, cela signifiait que ledit fléau n’avait pas rayé tout le monde de la carte et que ces voitures-cénotaphes n’étaient pas le fin mot de l’histoire.
S’il y avait des cadavres dans certains habitacles, la plupart, comme ceux qu’ils avaient découverts au pied de l’escalier de la gare, étaient desséchés et non pas des momies dégoulinantes de sanie, maintenues par leur ceinture de sécurité. Mais en grande majorité, les voitures étaient vides. Nombre de conducteurs et leurs passagers, pris dans ces embouteillages monstres, avaient probablement tenté de fuir à pied la zone frappée par le fléau, supposa-t-elle. Mais ça ne devait pas être la seule raison, subodorait-elle.
Susannah savait qu’en ce qui la concernait il aurait fallu l’enchaîner au volant pour la faire demeurer dans une voiture, dès qu’elle aurait ressenti les premiers symptômes d’une maladie fatale : si elle devait mourir, autant que ce fût à l’air libre de la Création. Une colline serait l’endroit idéal, ou n’importe quelle autre élévation, mais même un champ de blé ferait l’affaire, s’il fallait en venir là. Tout, plutôt que de rendre son dernier soupir avec l’odeur du bloc désodorisant, pendouillant du rétroviseur, dans les narines.
Susannah pressentait qu’ils auraient pu voir les nombreux cadavres de ces morts fauchés en pleine fuite, mais que le moment en était passé. À cause de la tramée. Ils s’en approchaient sans coup férir et elle sut exactement quand ils y pénétrèrent. Une sorte de picotement frissonnant lui parcourut l’échine, et elle raidit ses moignons de jambes. Le fauteuil roulant s’arrêta d’avancer un instant. En se retournant, elle vit Roland, Eddie et Jake qui se tenaient le ventre en grimaçant. Comme s’ils avaient été pris collectivement de coliques. Puis Eddie et Roland se redressèrent. Jake se pencha pour caresser Ote, qui n’avait pas cessé de l’observer avec anxiété.
— Alo’s les mecs, ça boume ? demanda Susannah.
La question fut posée avec la voix mi-ronchon mi-sarcastique de Detta Walker. Ça la reprenait à l’improviste, sans prévenir.
— Ouais, fit Jake. Mais j’ai l’impression d’avoir une boule dans la gorge.
Il fixait la tramée avec un certain malaise. Son vide blanchâtre les cernait de toutes parts à présent, comme si le monde entier s’était transformé en une « fagne » du Norfolk à l’aube. Tout près, les arbres crevaient sa surface argentée, projetant des reflets distordus qui ne restaient jamais en repos ni tout à fait nets. Un petit peu plus loin, Susannah aperçut la tour d’un silo à grains qui paraissait flotter. ALIMENTS GADDISH se détachait sur son flanc en lettres roses, qui devaient être rouges, en temps normal.
— Moi, c’est dans la tête que j’ai l’impression d’avoir une boule, fit Eddie. Putain, comme elle miroite, cette merde.
— Tu l’entends toujours ? demanda Susannah.
— Ouais. Mais faiblement. Je peux supporter. Et toi ?
— Hum-hum. Marchons.
C’était comme voler dans le cockpit ouvert d’un avion à travers des lambeaux de nuages, décida Susannah. Ils avaient avancé sur des kilomètres et des kilomètres, leur semblait-il, à travers cette brillance bourdonnante, qui n’était ni brume ni eau, distinguant de vagues formes au passage (une grange, un tracteur, un panneau publicitaire Stuckey) avant que tout ne disparaisse sauf la route devant eux qui se poursuivait avec constance, au-dessus de la surface indistincte et luisante de la tramée.
Puis, tout à coup, le paysage se dégageait. Le bourdonnement s’amenuisait jusqu’à frôler le seuil de l’audible ; ils pouvaient même se déboucher les oreilles sans être gênés, du moins jusqu’à ce qu’ils approchent de la fin de cette trouée. Ils voyaient à nouveau le panorama…
Enfin, non, ce terme de panorama était trop fort pour le Kansas, mais des champs s’étalaient à perte de vue et, çà et là, un bouquet d’arbres colorés par l’automne marquait l’emplacement d’une source ou d’une mare à bestiaux. Rien à voir avec le Grand Canyon ou le ressac venant se briser au phare de Portland, mais du moins pouvait-on apercevoir une ligne d’horizon et échapper à la déplaisante sensation d’être mis au tombeau. Puis, c’était reparti pour la purée de pois. Jake fournit la description la plus juste, d’après Susannah, en déclarant que se trouver dans la tramée, c’était comme avoir rejoint le mirage aquatique qui borne l’horizon les jours de forte chaleur, sur la route.
Quoi que ce fût et la description qu’on en donnait, s’y trouver englué était un purgatoire claustrophobique, le monde extérieur étant gommé sauf la double voie de l’autoroute à péage et les épaves des voitures évoquant celles de navires à l’abandon sur un océan pris par les glaces.
Je vous en prie, aidez-nous à sortir de là, supplia Susannah, s’adressant à un Dieu auquel elle ne croyait plus vraiment — tout en croyant encore en quelque chose, mais depuis son réveil dans le monde de Roland sur la plage de la Mer Occidentale, sa conception de l’invisible avait considérablement changé. Je vous en prie, aidez-nous à retrouver le Rayon. Je vous en prie, aidez-nous à échapper à ce monde de silence et de mort.
Ils gagnèrent la plus vaste trouée qu’ils aient rencontrée jusque-là, près d’un panneau autoroutier où on lisait BIG SPRINGS, 3 KM. Derrière eux, à l’ouest, le soleil couchant brillait par une étroite percée entre les nuages, ses éclats écarlates rebondissant à la surface de la tramée et incendiant vitres et feux arrière des voitures immobilisées. De part et d’autre s’étiraient des champs vides. La Pleine Terre (venue et repartie), songea Susannah : La Moisson (venue et repartie) aussi. C’est ce que Roland appelle la clôture de l’année. À cette idée, elle frissonna.
— On va camper ici cette nuit, dit bientôt Roland, à peine dépassée la bretelle de sortie de Big Springs.
Devant eux, ils apercevaient la tramée empiéter à nouveau sur l’autoroute, mais à plusieurs kilomètres de là. On voyait rudement loin vers l’est du Kansas, découvrit soudain Susannah.
— On peut trouver du bois pour le feu sans se rapprocher beaucoup de la tramée et le son restera supportable. On pourra même dormir sans se fourrer des balles dans les oreilles.
Eddie et Jake enjambèrent la glissière de sécurité, descendirent le remblai et se mirent en quête de bois le long du lit à sec d’une rivière, restant ensemble comme Roland les avait exhortés à le faire. À leur retour, les nuages avaient à nouveau englouti le soleil et un crépuscule cendreux sans intérêt s’installait furtivement sur le monde.
Le Pistolero écorça des brindilles pour en faire du petit bois, avant de le disposer à sa façon habituelle, édifiant une sorte de cheminée sur la bande d’arrêt d’urgence. Pendant ce temps, Eddie gagna nonchalamment le terre-plein central et resta là, mains dans les poches, les yeux fixés vers l’est. Peu après, il fut rejoint par Jake et par Ote.
Roland sortit sa barre d’acier et son silex, fit jaillir une étincelle dans le conduit de sa cheminée de fortune et bientôt le petit feu de camp pétilla haut et clair.