— Et tous les messages ne nous sont pas envoyés par des amis.
— Quelque chose ou quelqu’un fout la merde dans ma tête ? C’est ça que tu veux dire ?
— Je crois que c’est possible. Mais tu dois me surveiller, tout pareil. Je supporte qu’on me surveille, tu es bien placé pour le savoir.
— Je te fais confiance, dit Eddie.
Et la maladresse avec laquelle il prononça ces mots les lesta de sincérité. Roland eut l’air ému, presque bouleversé, et Eddie se demanda comment il avait pu juger que cet homme n’était qu’un robot dénué d’affect. Roland ne débordait pas d’imagination, soit, mais il avait des sentiments.
— Il y a une chose dans ton rêve qui m’inquiète beaucoup, Eddie.
— Le bulldozer ?
— La machine, oui. Et le fait qu’elle menace la rose.
— Jake a vu la rose, Roland. Elle était intacte.
Roland acquiesça.
— Dans son quand, le quand de ce jour particulier, la rose était florissante. Ça ne signifie pas que ça durera. Si le chantier dont parle le panneau s’ouvre… si le bulldozer survient…
— Il existe d’autres mondes, fit Eddie. Tu te rappelles ?
— Certaines choses n’existent peut-être que dans un seul. Dans un seul où, dans un seul quand.
Roland s’étendit, le regard tourné vers les étoiles.
— Il faut que nous protégions cette rose, dit-il. Il faut la préserver à tout prix.
— Tu penses qu’il y a une autre porte, hein ? Une qui ouvre sur la Tour Sombre ?
Le Pistolero tourna vers lui des yeux tout brillants de la lueur des étoiles.
— Je pense qu’elle ne fait peut-être qu’un avec la Tour, dit-il. Et que si on la détruit…
Il ferma les yeux. Et n’en dit pas davantage.
Eddie demeura éveillé longtemps.
Le jour suivant se leva, clair, ensoleillé et froid. Dans la lumière neuve du matin, le machin qu’Eddie avait repéré la veille au soir était nettement plus visible. Mais il ne pouvait toujours pas dire ce que c’était. Une devinette de plus et, les devinettes, il en avait soupé.
Sa main en visière, il observait ce truc en plissant les yeux, encadré par Susannah et Jake. Roland était de retour près du feu de camp, rassemblant ce qu’il appelait leur gunna, un mot qui semblait recouvrir l’ensemble de leurs biens matériels. Il ne semblait pas concerné par la chose devant eux ni savoir ce que c’était.
Ça se trouvait à quelle distance ? Cinquante kilomètres ? Quatre-vingts ? La réponse était fonction de la distance à laquelle la vue portait sur cette étendue plate, et Eddie ne connaissait pas la réponse. Une chose dont il était tout à fait sûr en revanche, c’était que Jake avait eu raison au moins sur deux points — c’était une sorte de construction, qui s’étalait sur les quatre voies de l’autoroute. Bien obligé : comment auraient-ils pu la voir sinon ? Elle aurait été noyée dans la tramée sans ça… non ?
Peut-être que ça se dresse dans une de ces échappées — que Suzie appelle « les trous dans les nuages ». Ou peut-être que la tramée se termine avant qu’on arrive aussi loin. Ou peut-être que c’est rien d’autre qu’une saloperie d’hallucination. En tout cas, vaudrait mieux que tu te retires ça de la tête pour le moment. On a encore un peu de péagisage à faire.
Cependant, le bâtiment retenait toujours son attention. On aurait dit un palais aérien, bleu et or, sorti des Mille et Une Nuits… sauf qu’Eddie avait dans l’idée qu’il dérobait son bleu au firmament et l’or au soleil levant ;
— Roland, viens voir une seconde !
Il crut d’abord que le Pistolero n’obtempérerait pas, mais Roland (après avoir sanglé d’une lanière de cuir le paquetage de Susannah) se releva et portant les mains au creux de ses reins, s’étira avant de venir les rejoindre.
— Mes dieux, on croirait que personne à part moi dans cette clique n’a la fibre domestique, dit Roland.
— On te donnera volontiers un coup de main, dit Eddie. Comme d’habitude, d’ailleurs, non ? Mais regarde-moi d’abord ce truc.
Roland s’exécuta. Mais n’y accorda qu’un regard des plus brefs, comme s’il ne voulait même pas en reconnaître l’existence.
— C’est bien en verre, hein ? demanda Eddie.
Roland jeta un nouveau coup d’œil.
— J’intuite, fit-il.
Ce qui dans sa bouche sonnait comme m’en a tout l’air, partenaire.
— Là d’où je viens, des buildings en verre, c’est pas ce qui manque, mais la plupart c’est des immeubles de bureau. Ce truc là-bas devant, on dirait que ça sort tout droit de Disney World. Tu connais ?
— Non.
— Alors pourquoi tu veux pas le regarder ? demanda Susannah.
Roland jeta un nouveau coup d’œil au lointain flamboiement de lumière reflété par du verre, mais encore une fois brièvement — à peine le temps d’un battement de cils.
— Parce que c’est des ennuis en perspective, dit Roland. Et en plein sur notre route. Nous y serons bien assez tôt. Inutile de devancer l’appel.
— On y arrivera aujourd’hui ? demanda Jake.
Roland haussa les épaules, son expression ne trahissant toujours rien.
— Il y aura de l’eau, si Dieu le veut, dit-il.
— Merde alors, t’aurais fait fortune en écrivant des proverbes pour les crackers, dit Eddie.
Il espérait au moins récolter un sourire, mais bernique. Roland se contenta de retraverser la route, de s’agenouiller, de se charger de son havresac et de sa bourse avant d’attendre le reste de la troupe. Une fois fins prêts, ils reprirent leur avancée vers l’est, le long de l’Interstate 70. Le Pistolero ouvrait la marche, tête baissée, les yeux fixant le bout de ses bottes.
Roland garda le silence toute la journée. Au fur et à mesure que le bâtiment se rapprochait d’eux (des ennuis en perspective, et en plein sur notre route, avait-il dit), Susannah comprit que Roland ne les gratifiait pas d’une crise de mauvaise humeur ni d’inquiétude à propos de ce qui les attendait, mais pas le soir même. C’était le récit qu’il avait promis de leur faire qui le taraudait.
À l’heure de la pause-déjeuner, ils distinguaient nettement le bâtiment devant eux — un palais à multiples tourelles, taillé entièrement dans du verre réfléchissant, semblait-il. La tramée le cernait de toutes parts, mais le palais s’élevait avec sérénité au-dessus, lançant ses tourelles à l’assaut du ciel. D’une folle étrangeté dans le plat pays du Kansas oriental, c’était certain, mais Susannah se disait que c’était le plus bel édifice qu’elle ait vu de sa vie ; plus beau même que la Tour Chrysler, ce qui n’était pas rien.
Plus ils s’en approchaient, plus elle trouvait difficile d’en détacher les yeux. Contempler le reflet des nuages boursouflés cingler à travers les murailles et les courtines bleu céleste du château de verre, c’était comme assister à un magnifique mirage… doté de consistance. Il vous avait, comme ça, un petit côté indiscutable. Cela tenait probablement à son ombre portée — les mirages n’en projetaient pas, à ce qu’elle en savait. Mais ce n’était pas tout. Il se posait un peu là, un point c’est tout. Susannah avait beau n’avoir aucune idée de ce qu’un tel prodige fabriquait dans la contrée de Stuckey et Hardee, sans parler des Boing Boing Burgers, elle constatait qu’il s’y trouvait bel et bien. Elle jugea que, le moment venu, elle serait en mesure de répondre aux questions qu’elle se posait.