Un garçon, un petit caillou sur une pente friable et prête à s’ébouler.
Un nœud du bois explosa dans le feu. Quelque part dans ce Kansas de rêve, un animal jappa. Susannah regarda tourbillonner des étincelles devant le visage incroyablement vieux de Roland, distinguant sous ses traits ceux du garçon assoupi par ce lointain matin d’été sur la couche d’une ribaude. Puis elle vit la porte s’ouvrir à grand fracas, mettant un terme au dernier rêve troublé de Gilead.
L’homme, qui venait d’entrer, traversa la chambre à grandes enjambées jusqu’au lit, avant que Roland n’ouvre les yeux (et avant que ce tapage n’ait fait réagir la femme couchée à ses côtés). Il était grand, mince, vêtu d’un jean délavé et d’une chemise bleue poussiéreuse, en toile de Cambrai. Il était coiffé d’un chapeau gris foncé au ruban en peau de serpent. Des deux étuis en cuir fatigué posés assez bas sur ses hanches, on voyait pointer les crosses — en santal — de revolvers que le garçon porterait un jour sur des terres dont cet homme à l’air menaçant et à l’œil bleu furieux ne rêverait jamais.
Roland fut en mouvement avant même de desceller ses yeux : roulant sur le flanc gauche, il chercha à tâtons une arme quelconque sous le lit. Il se montrait rapide, d’une rapidité effrayante mais — et Susannah vit aussi cela on ne peut plus clairement — l’homme en jean délavé fut plus rapide encore. Tirant le garçon par l’épaule, il le précipita au bas du lit, entièrement nu. Le garçon étalé par terre de tout son long continua à fouiller sous le lit, vif comme l’éclair. L’homme en jean lui écrasa les doigts sous sa botte avant qu’ils aient pu saisir ce qu’il cherchait.
— Salopard, fit le garçon d’une voix entrecoupée. Salop…
Il avait à présent les yeux ouverts et, en les levant, il s’aperçut que l’intrus, le salopard, n’était autre que son père.
La putain se redressait sur sa couche. Elle avait les yeux bouffis, les traits mous, mais la mine courroucée.
— Eh là ! s’écria-t-elle. Oh là, doucement ! On n’entre pas comme ça chez les gens, ah ça non ! Attendez un peu que je donne de la voix…
L’homme l’ignora et retira deux ceinturons de sous le lit. Chacun était terminé par un pistolet dans son étui. Tout imposants qu’ils étaient et des plus stupéfiants dans ce monde où les armes à feu ne couraient pas les rues, ils étaient loin d’égaler les revolvers du père de Roland. Leur crosse était faite de plaques de métal érodé et non de bois incrusté. À peine la pute aperçut-elle les armes que l’intrus arborait sur les hanches et celles qu’il tenait entre les mains — celles-là mêmes que son jeune client de la veille au soir portait jusqu’à ce qu’elle l’emmène au premier et ne le prive de toutes ses armes, sauf de celle avec laquelle elle entretenait la plus grande familiarité — que sa mauvaise humeur léthargique disparut. Ce qui la remplaça fut le regard madré de celle chez qui l’instinct de survie est inné. Elle se redressa, sortit du lit, traversa la pièce et, le temps d’entrevoir son cul nul sous l’éclat du soleil matinal, avait déjà enfilé la porte.
Ni le père se tenant à la tête du lit ni le fils étalé à poil sur le plancher ne lui firent l’aumône d’un regard. L’homme en jean tendit à Roland les ceinturons que, la veille dans l’après-midi, il avait pris dans la chambre forte, sous le baraquement des apprentis, utilisant la clé de Cort pour ouvrir la porte de l’arsenal. L’homme agita les ceinturons sous le nez de Roland, comme l’on montre un vêtement déchiré à un chiot qui vient de le mordiller sans savoir. Il les agita si fort que l’un des pistolets tomba. En dépit de sa stupéfaction, Roland le rattrapa au vol.
— Je te croyais dans l’Ouest, dit Roland. En Cressie. À la poursuite de Farson et de son…
Le père de Roland le gifla suffisamment fort pour l’expédier à l’autre bout de la chambre, du sang plein la bouche.
Le premier réflexe — épouvantable — de Roland fut de braquer l’arme qu’il n’avait pas lâchée.
Steven Deschain le dévisagea, mains sur les hanches, déchiffrant sa pensée avant même qu’elle ait pris consistance. Ses lèvres se retroussèrent en un rictus dénué singulièrement de gaieté, qui lui découvrit toutes les dents et une bonne partie des gencives.
— Descends-moi si ça te chante. Pourquoi pas ? Allons jusqu’au bout de l’horreur. Ah, mes dieux, j’accueillerai la mort avec joie !
Roland, reposant le pistolet par terre, le repoussa loin de lui d’un revers de main. Tout soudain, il ne voulait plus que ses doigts se trouvent à proximité de la détente d’une arme. Il ne les tenait plus sous contrôle, ses doigts. Il avait découvert la chose pas plus tard que la veille, à l’instant même où il avait brisé le nez de Cort.
— Père, j’ai subi l’épreuve hier. J’ai pris le bâton de Cort. J’ai gagné. Je suis un homme.
— Tu es un imbécile, répondit son père.
Il ne souriait plus ; il avait l’air vieux et hagard. Il s’écroula lourdement sur la couche de la putain, regarda les ceinturons qu’il tenait toujours, puis les laissa choir entre ses pieds.
— Un imbécile de quatorze ans, un imbécile de la pire espèce, désespérant.
Relevant les yeux, il connut un nouvel accès de fureur, mais cela ne dérangea pas Roland, qui préférait la colère à cet air de lassitude. À cette impression de vieillesse.
— Dès tes premiers pas, j’ai su que tu n’avais rien d’un génie, mais jusqu’à tantôt, jamais je n’aurais cru que tu étais un tel idiot. Te laisser mener par lui comme le bétail à l’abattoir ! Mes Dieux ! Tu as oublié le visage de ton père ! Avoue !
Ce fut là l’étincelle qui raviva la fureur du garçon. Tout ce qu’il avait accompli la veille, il l’avait fait avec le visage de son père devant les yeux.
— Ce n’est pas vrai ! s’écria-t-il du coin où il se trouvait, cul nu sur le plancher plein d’échardes de la bauge de la putain, le dos au mur, le duvet blond de ses belles joues sans cicatrices brillant sous le soleil qui entrait par la fenêtre.
— Si, c’est vrai, sale morveux ! Chenapan ! Idiot ! Bats ta coulpe ou je vais t’arracher la peau du…
— Ils étaient ensemble ! explosa Roland. Ta femme et ton conseiller — ton magicien ! J’ai vu la marque que sa bouche à lui avait laissée sur son cou à elle ! Sur le cou de ma mère !
Il tendit la main vers le pistolet et le ramassa, mais même au comble de la honte et de la rage, n’autorisa pas ses doigts à s’aventurer près de la détente ; il tenait son revolver d’apprenti par le canon de métal uni.
— Grâce à ça, aujourd’hui même, je mettrai fin à son existence de séducteur et de traître et si tu te sens impuissant à me seconder, tu n’as qu’à rester en retrait et me laisser f…